Sunday, September 04, 2005

L'ARTISTE



Pour définir l’artiste, on doit obligatoirement adopter une position relativiste. Si l’on doit s’intéresser aux figures de l’artiste, dans une perspective relativiste. Force en effet de constater que d’une part, ce qu’on entend par artiste, renvoie à des réalités qui sont tout à fait différentes d’une civilisation à une autre. Pour parler de réalités extra-occidentales, on pourrait prendre deux exemples, d’une part la fameuse figure de l’artiste forgeron dans les sociétés traditionnelles d’Afrique occidentale, où le sculpteur et le peintre est dévolue a une activité absolument singulière, c’est aussi la personne qui est habilité à manier le feu, donc à produire des instruments de métal, il est d’abord forgeron, et c’est ensuite qu’il est aussi sculpteur, et c’est souvent à ces deux fonctions s’ajoute celle d’intermédiaire entre le monde des hommes et le monde des morts, c’est-à-dire il aurait une fonction d’ordre beaucoup plus immatérielle.
Alors à cette première figure assez connue de l’artiste forgeron, on pourrait opposer la figure du peintre chinois lettré, qui lui appartient à une tradition, on parle évidemment d’un certain passé, pour laquelle il n’y a pas vraiment de dissociation entre peinture et écriture, tout cela étant abordé à travers une approche commune du graphisme, donc déjà, des réalités très différentes d’une civilisation à l’autre.
On pourrait ajouter à cela, qu’on a affaire à des qualités, à des situations, à des repères de représentation très différents au sein même de l’histoire occidentale. Il y a loin en effet entre le tailleur de pierre anonyme, qui n’est pas vraiment distingué du maçon à l’époque médiévale. C’est celui qu’on appelle encore parfois un « imagiers », il est celui qui taille les images, donc il y a loin de cet anonyme tailleur de pierre, à un artiste qui abuse de sa notoriété et de l’image publique qu’il peut véhiculer, à la façon de Warhol ou de Jeff Koons. Entre ces deux extrêmes, on trouverait évidemment tout un tas d’autres postures et d’autres façons et pratiques. Il faut toujours avoir en tête ce point de vue que rappelle évidemment le sociologue de l’art, à savoir qu’au fond, l’artiste n’existe pas, pas plus que l’art n’existe, comme le dit avec force la philosophie éclectique analytique contemporaine, pas plus que l’Art n’existe, pas plus qu’il n’y a dans ce domaine un concept univoque, intemporel et définitif, il n’y a pas non plus de l’autre côté un Artiste, puisque l’on voit se succéder dans l’histoire, et l’on voit aussi apparaître dans les diverses civilisations communément une figure distincte de l’artiste.
Il faut peut-être noter à l’issu de cette première remarque, le fait que aujourd’hui, le même que ce que nous désignons par le terme d’Art renvoie à un vaste ensemble qui prend parfois des allures de vaste bric à braque, si on se mettait à épeler tout ce qui est susceptible d’entrer dans nos musées réels ou imaginaires aujourd’hui, on se trouverai confronté à une liste très longue, et rassemblant des objets de provenance et de nature extrêmement diverses. De la même façon qu’il y a aujourd’hui cette extraordinaire pluralité dans le domaine de l’art, et cette forme d’éclectisme, de même aujourd’hui semble t-il, les figures de l’artistes se démultiplient. Voilà que l’on voit arriver un artiste en bricoleur, un artiste parfois en couturier, un artiste en collectionneur, un artiste en saltimbanque, ou encore un artiste en cuisinier.
Evidemment quand l’on constate cette pluralité, cet éclectisme, quand on reconnaît la nécessité d’un certain relativisme, on peut être légitimement un peu gêné. Evidemment le relativisme est une défaite de la pensée. Dire qu’il faut maintenant renoncer à toutes définitions globales et significations. Est-ce qu’il faut renoncer à dresser des lignes d’évolutions. On peut sur ce plan répondre qu’il est sans doute possible de mettre en évidence quelques figures cycliques de l’artiste. On se réfère au développement proposé par Nathalie Heinich : Elle a distingué trois figures essentielles de l’artiste : le premier modèle artisanal, qui correspond à l’antiquité, au moyen-âge, au moment où triomphe d’une part l’anonymat, et d’autres part, un régime d’apprentissage et de transmission de maître à disciple, un mode de transmission individuel absolument calqué sur les modes de transmission d’autres métiers. Voilà la première grande figure si l’on suit la chronologie. A cette figure succéderait le régime de la professionnalisation. Se met en place surtout dans le cas français, on pense surtout à l’Académie de peinture et de sculpture en France au 17ème, ce quelle appelle la professionnalisation, qui correspond à d’autres modes de transmission et d’apprentissages, qui est beaucoup plus théorique et collectif avec cette fois ci une reconnaissance de l’individu artiste. Et puis troisième grand modèle, le modèle vocationel, qui s’impose selon elle au 18ème siècle, qui triomphe avec les diverses représentations romantiques de l’artiste et puis elle voit dans l’accentuation de ce mouvement qui domine dans toute l’histoire occidentale, le triomphe de la subjectivité en art. La reconnaissance de la personne créatrice, centre originel de production . Originel d’ailleurs selon elle au double sens du terme, à la fois ce qui trouve sa naissance, et en même temps ce qui les distingue des autres, ce qui est nouveau. On assiste à une montée en puissance en occident du régime de la singularité en art, partis d’une conception collective et anonyme de l’artiste, on parviendrait à une reconnaissance des individus traités dans leur plus grande singularité.
Le défaut de la thèse d’Heinich est de situer la ligne de fracture dans cette conception de l’artiste essentiellement au 18ème siècle. En ce sens, Nathalie Heinich reste absolument fidèle aux positions qui son celles de Bourdieu. La thèse de Bourdieu est l’autonomisation de l’activité artistique. Bourdieu a beaucoup travaillé sur la rupture qu’a représenté le 18ème siècle, à la fois dans la conception de l’activité artistique, et de manière corrélative, dans la conception de l’artiste. C’est vrai qu’il faut attendre le 18ème siècle pour voir apparaître l’expression des beaux-arts, mais aussi pour voir apparaître l’esthétique la réflexion stylistique sur le mot artistique, la critique d’art, un nouveau genre littéraire qui se donne pour mission de juger. Autant de symptômes qui montrent bien que cette activité là est désormais pensée comme irréductible et absolument singulière, et c’est pour cela que Bourdieu parle d’autonomisation. En ce sens, c’est tout à fait vrai, mais il semble que cela néglige l’importance de la renaissance dans la mise en place d’une nouvelle figure de l’artiste. Au fond, le 18ème est certes un moment tout à fait important mais c’est plus un résultat qu’une origine, c’est en amont qu’il faut chercher les termes ou les racines de ses grandes figures de l’artiste, qui vont ensuite être orchestrées avec ampleur à l’époque romantique au début du 19ème siècle.
Les choses semblent donc se mettre en place à la renaissance, même si elles ne semblent pas trouver leur plein moment à ce moment là ; mais les racines sont bien là.

Sur Bourdieu, on peut lire un article qui s’intitule « champs intellectuels et projets créateurs » publié dans la revue tel quel en 1966.

Nous allons remonter aux grecs parce qu’évidemment s’il y a une évolution à la renaissance, c’est par rapport à des modèles antérieurs.
Il semble bien que de toutes les figures prises par l’artiste au cours de la longue structure occidentale, tout les portraits que l’on a de l’artiste c’est le dessin de l’artiste créateur sous les traits le plus exaltés. Dire que l’artiste est un créateur, c’est très explicitement le penser dans une analogie avec Dieu lui-même. Une analogie avec le dieu de la bible, celui qui est décrit comme ayant totalement engendré le monde par sa propre parole. Donc dire que l’artiste est un créateur, c’est par là même l’envisager comme un être absolument hors du commun, mais surtout, comme un individu capable de faire surgir des formes radicalement neuves, à partir de lui même, à partir de son propre fond, comme dieu a fait exister le monde lui-même. Capable même, si l’on va plus loin, capable de tirer des mondes du néant par simple détermination de sa volonté. C’est donc renvoyer à l’artiste puissance originaire, mais aussi à l’idée d’un artiste surpuissant. Et peut être se représenter l’acte de fabrication artistique comme quasiment magique en tout cas, ce n’est pas une figure qui met en évidence l’effort, la peine, l’apprentissage, la difficulté de la mise en forme, tout au contraire. Une mauvaise conception de l’artiste, il tend à mettre entre parenthèse le côté fabrication, il y a bien une figure qui est aux antipodes, c’est celle de l’artiste créateur. Dans la bible, il n’y a pas d’efforts qui soient perceptibles, c’est comme si l’on faisait surgir de rien.
Il est certain que cette figure de l’artiste en créateur c’est une figure qui s’est imposée comme dominant de la représentation de l’artiste à l’époque pré-romantique et romantique. Mais, elle renvoie à des conceptions qui sont bien plus anciennes que le romantisme, et les premières formulations peuvent être très exactement datées de la renaissance, plus particulièrement du 16ème siècle.
Nous pouvons nous référer par exemple à Dürer, qui appelle le peintre lui-même : Alter Déus, un autre dieu. Et plus précisément, Dürer dit que l’artiste produit une créature qui est a égalité de formes avec celle de Dieu.
La formule de Vasari à propos de Michel-ange: il qualifie le peintre de divino creatore : divin créateur.
Enfin, troisième référence, celle-ci est empruntée à Panofsky, dans l’introduction aux essais d’iconologie, où Panofsky fait référence à un poète anglais inconnu, Pottenham : « le vrai poète fait comme Dieu qui fait sortir l’univers du néant, sans même de modèle ni de moule. »
Une création à partir du néant : Ex-nihilo : sans même de modèle ni de moules. L’importance du mot surgir, c’est vraiment un effet de surprise, il n’y avait rien, il y a quelque chose : le poète crée le monde de la même façon que Dieu lui-même.

Si cette théorie ne commence pas au romantisme, elle ne s’arrête pas non plus au romantisme : en fait, on trouve cette même théorie dans des époques beaucoup plus proche de nous, au point que l’on peut dire que cette théorie a exalté les pensées et l’imagination des modernes, alimenté les spéculations des modernes sur l’activité artistique. Il y a l’exemple de Paul Klee dans les théories de l’art moderne : « Le récit biblique de la genèse offre une très belle parabole du mouvement, la création recevant ainsi une dimension historique. L’œuvre d’art également est au premier chef genèse ; on ne la saisit jamais complètement comme produit. Un certain feu jaillit, se transmet à la main, se décharge sur la feuille, s’y répand, en fuse sous forme d’étincelle et boucle le cercle en retournant à son lieu d’origine : à l’œil et plus loin encore (à un centre du mouvement, du vouloir, de l’idée). »
On a chez Klee comme chez Kandinsky, une extraordinaire dépendance au modèle romantique. Il fait de l’artiste un être quasi en état de transe. Ce qui prouve bien que là on est dans l’ordre d’un stéréotype qui n’est pas forcément analysé comme tel.
On retrouve la même chose dans les mots de Kandinsky, dans une conférence donnée à Genève : La genèse d’une œuvre est de caractère cosmique.
Aujourd’hui, le vocable semble bien s’être vulgarisé. On emploi le mot Création sans bien prendre en compte toute la charge théologique dont ce mot est porteur. Au point que même il nous arrive de parler de création dans le domaine de la mode. Plus ce terme est employé pour désigner un champ d’activité humain de production, moins peut-être il est employé par les artistes eux-mêmes. Le bon plasticien aujourd’hui doit dire mon travail, ou encore ma production. C’est vrai, on parle volontiers de création contemporaine. Mais c’est pour désigner des pratiques dont les acteurs eux-mêmes répugneraient sans aucun doute à se voir aujourd’hui nommé créateur. L’abandon terminologique ne semble pas signifier cependant que les représentations idéologiques qui sont véhiculées par le terme même de création, dans le vocable de création, ait disparu. Les travaux de Bourdieu dont on parlait tout à l’heure, les travaux de Nathalie Heinich, et surtout ceux de Schaeffer et la théorie spéculative de l’art. tout ces travaux semblent approuver que l’idéologie qui est à la racine de la divinisation de l’artiste est bien encore présente dans les pensées, dans les conceptions contemporaines de l’artiste. Quand Heinich va interroger des anonymes et des hommes de lettres, elle se rend bien compte que d’une certaine manière, les représentations communes continuent de véhiculer des conceptions très anciennes. On va voir là deux exemples :
Simone de Beauvoire : elle-même a cédé au charme de la création : elle dit en 1962 : « un véritable créateur doit être radicalement affranchi du donné, pour émerger par delà les autres hommes dans une totale solitude ». On est dans un total romantisme, c’est la même chose chez Schopenhauer, chez Kandinsky, l’artiste est un visionnaire, un solitaire, il va plus loin que les autres.
Autre référence, des propos qui ont été publiés sous le titre bâtissons une cathédrale qui reprend des entretiens entre Beuys et Enzo Cookie, E.C : « Les Américains nous voient un peu comme des saints. » J.B : « les saints créaient des sculptures invisibles, mais la création visible de l’artiste doit traduire l’invisible. »

C’est devenu un lieu commun, un topos que l’on retrouve dans des formulations relativement proches de nous. D’où est-ce que cela vient ? Pourquoi penser l’activité artistique à partir d’une norme et d’un modèle théologique ?
Comme toutes les figures de l’artiste, il s’agit d’un montage historique et conceptuel. Il s’agit d’un résultat, d’une conception intellectuelle qui est propre à l culture occidentale qui va donc interpréter de manière singulière la production artistique. La production cosmogonique. Dans cette analogie là, on peut diagnostiquer l’exportation hors du champ théologique d’une certaine représentation de l’origine du monde et on pourrait dire comme Jean-marie Schaeffer, que l’on a une des manifestations explicitent du transfert qui fait opérer des valeurs prodigieuses, vers des valeurs culturelles. Une des grandes thèses de Schaeffer, dans la théorie spéculative de l’art, consiste à dire qu’en occident, avec l’époque des lumières, il y a eu un mouvement de laïcisation. Et que, d’une certaine manière, à mesure que l’on s’éloignait de la référence religieuse, on a vu le religieux revenir dans des domaines où peut-être on ne l’attendait pas, et singulièrement sur le plan des théories artistiques et des conceptions de l’activité artistique. Le retour du refoulé, d’un côté on refoule et on laïcise, et de l’autre, par une forme de compensation, on voit ressurgir sur un autre terrain les valeurs religieuses. Les choses sont en fait un petit peu plus complexes, que ce que veux nous montrer Schaeffer. Même, sur ce plan là, ce qui dit est presque faux. D’abord, cela implique un côté un peu mécanique qui n’explique pas exactement la complexité d’une chose, et d’autre part, en l’occurrence c’est assez faux, parce que l’on va voir, chemin faisant, qu’en vérité, tout cela s’est passé bien avant l’époque des lumières, et que d’autres part, c’est parce qu’il y avait déjà eu tout un travail théologique, et des rapprochements qui avaient été fait par des théologiens, eux-mêmes, que cette analogie a pu ainsi être développée.

On va commencer cette histoire avec les Grecs, dans la pensée grecque, il n’y a pas du tout de pensée de la création, et que par conséquent il ne peut pas y avoir non plus de conception de l’artiste comme créateur. Après quoi, on verra ce qu’il se passe chez les chrétiens, on montrera comment progressivement on a pu se servir de cette représentation pour penser l’activité artistique, et qu’elles ont été les prolongements.

Dans une perspective hellénistique, la tradition grecque. La conception chez les Grecs de l’activité de fabrication et la conception de l’origine du monde. Il faudrait voir aussi, que d’une certaine façon, les choses ont toujours existé. C’est parce que les Grecs conçoivent d’une certaine façon l’activité de fabrication, qu’ils conçoivent aussi d’une certaine façon l’origine du monde, et c’est par ce que les chrétiens conçoivent d’une certaine façon la conception du monde, vont aussi concevoir d’une certaine façon l’acte de fabrication et par là-même la figure de l’artiste.

La conception de l’activité de fabrication chez les Grecs. Les Grecs anciens n’imaginaient évidemment pas du tout la possibilité que le monde ait pu être crée, que ce monde ait pu apparaître, émerger, surgir, à partir de rien. Donc ils n’ont pas du tout l’idée d’un artiste qui comme Dieu ferait surgir les choses par sa parole à partir de rien
Pour élucider la conception de l’acte de production artistique chez les Grecs, il faut partir de deux concepts, TECHNé et POïESIS. Ces deux termes pourraient être traduit par art. Cela prouve bien que l’on a pas du tout les équivalents conceptuels en français. Il y a souvent une polysémie en grec, qui ne correspond pas du tout au découpage des concepts dans la langue latine. Cette élucidation de l’acte de production artistique n’occupe pas une place secondaire dans l’économie de la philosophie grecque. Heidegger, dans la lecture qu’il fait de Aristote, il dit que d’une certaine manière, tout part de là. Toute la philosophie grecque est issu de cette interprétation de l’acte de fabrication. Heidegger montre en particulier que le couple fondamental matière forme, à partir duquel est structurée en grande partie la pensée occidentale.
Deux concepts pour penser cette fabrication, Technè, on pourrait dire que c’est le concept qui réfère à un savoir-faire, on est vraiment du côté de la connaissance, la technè c’est un cycle de connaissance, et poïesis, est un terme qui vient du verbe poïein, qui veut dire faire, fabriquer. Notre poète évidemment vient de là. Mais c’est un développement fort tardif. Il n’a pas grand chose à voir avec le premier sens grec. Un couple de concept à travers lequel s’élabore la pensée grecque de l’art, et plus largement, de la production par l’homme d’un objet, dans son sens le plus large.
Commençons par Technè : un savoir-faire, On va commencer par une citation d’un texte d’Aristote, c’est un extrait de la métaphysique : « Il y a art (technè) quand de nombreuses notions empiriques donnent naissance à une seule conception générale de cas semblables. »
Techné, c’est une des formes de savoir premier. Aristote commence à dire dans la métaphysique, qu’il y a des formes de savoir que nous partageons avec les animaux. Par exemple, ce qui s’acquiert par expérience. Cette idée que l’animal va coordonner des informations pour acquérir, et arriver à quelque chose comme un premier fond d’expérience. La phase au-dessus cette phase là, est la technè. Au moment où les hommes acquièrent par expérience un certain nombres de connaissances, et à partir de là, ils sont capables d’énoncer des règles. La technè est un savoir qui est empirique. Il prend ses racines dans l’expérience. Nous pourrions traduire cela par un certain savoir-faire, ou une habileté. Quand on est capable de coordonner des moyens, pour obtenir efficacement un résultat dans un domaine. Autant dire que c’est plutôt au pluriel qu’au singulier, il faut parler des technaï, parce qu’il y a une multitude de technè. Il y a par exemple la technè du charpentier, ce n’est pas la même exactement que celle du menuisier, qui assurément n’est pas la même que celle du cordonnier, qui n’est pas la même que celle du tisserand. Et puis, même en sortant du registre des activités manuelles, on peut dire qu’il y a une technè spécifique pour le cuisinier, pour l’homme politique, pour le stratège, pour l’orateur, pour le sophiste, etc.. Tant l’on a de champs de savoir, tant on a de technaï possibles. Il s’agit d’accumuler une certaine expérience, et grâce à cela, d’obtenir aisément un résultat. Le propre des technaï, c’est qu’elles sont d’abord transmissibles. Cela est une donnée importante dans la pluralité qui renvoie à toute une organisation de la société, la répartition des tâches dans la société. Mais, il y a aussi l’idée que c’est transmissible : on va pouvoir former un disciple à un moment ou un apprenti. Et le maître montrera comment il faut faire. Et puis, le propre des technaï, c’est qu’elles sont aussi codifiables. On peut trouver un manuel de cuisine, on peut écrire un canon pour construire correctement une statue en fonction du principe de proportionnalité cher aux grecs. Donc c’est un savoir qui est la connaissance de certains procédés, pour arriver à un résultat, et on peut voir que ce savoir et cette connaissance s’enracinent dans l’expérience. On retrouve la citation d’Aristote que l’on vient de voir : « on peut parler de technè, quand de nombreuses notions empiriques (ce qui est tiré de l’expérience), donnent naissance à une seule conception de cas semblables. » Lorsque l’on est capable de généraliser, d’énoncer une règle, et donc de transmettre quelque chose comme une généralisation par rapport à une expérience. On voit que la on est très loin du sens technè qui est technologique, et que l’on est évidemment très loin de ce que nous entendons par art, parce que, prenons l’exemple du sculpteur, il est pour un grec un technitès, il aurait une technè spécifique. Il a acquit un certain savoir, il connaît les canons, et il est capable d’arriver à ce résultat là. Dans une telle approche, avec un concept qui est aussi large, on n’a pas du tout une considération de l’activité artistique comme absolument singulière. C’est une activité parmi tant d’autres. Et on peut la comprendre à partir de grandes approches assez générales, dans les mêmes termes qu’un autre savoir-faire.
Pour Aristote, l’architecture est un art (technè). Pour Aristote, qu’est-ce que c’est qu’une technè ? C’est une certaine disposition à produire, accompagné de règles. On est capable de réaliser certaines choses si l’on connaît les règles.
C’est forcément un savoir spécialisé, qui peut s’apprendre, s’enseigner, voir se fixer dans des écrits. C’est évidemment un savoir qui requiert des modes d’apprentissages et qui va rassembler une certaine compétence. Pour Platon, la bonne société est celle qui donne la juste place pour développer. Ce savoir-faire s’est toujours référer à un savoir modèle.
Deuxième concept, le concept de poïesis. Là on est du côté de la fabrication. Poïesis : le faire œuvre. Le point de vue instrumental et non plus le point de vue de la connaissance. Là encore on va parler d’Aristote. Dans éthique à Nicomaque : « L’art (poïesis) concerne toujours un devenir et s’appliquer à un art c’est considérer la façon d’amener à l’existence une de ces choses qui sont susceptibles d’être ou de ne pas être. Mais dont le principe d’existence réside dans l’artiste et non dans la chose produite : l’art en effet ne concerne ni les choses qui existe nécessairement, ni non plus les êtres naturels qui ont en eux-mêmes leurs principes. » Quand il parle ici d’artiste, on traduit par le terme poïetes, on avait le technètes et le poïetes. Pour comprendre cela, il y a des distinctions à maîtriser. D’une part, des distinctions entre trois types d’êtres : ce qu’Aristote appelle les êtres qui existent nécessairement :
l’être intelligible.
L’être naturel.
L’être artificiel. Les produits par l’homme qui n’existent pas dans la nature, qui est le résultat d’une production humaine.
Une deuxième citation qui est nécessaire pour aller en avant dans l’élucidation de ce que l’on est en train de faire, c’est la distinction entre praxis et poïesis.
- Praxis a donné pratique en français mais cela n’a rien à voir : la praxis: l’action que l’on effectue qui aboutit à la transformation de sa propre personne intérieure. C’est éminemment la morale et la politique. C’est lorsque l’on produit quelque chose, mais qui aboutit à une transformation du sujet.
- La poïesis c’est quand il y a production de quelque chose qui est extérieure au sujet.
Toutes ces catégories sont très étrangères à nos modes de pensées. Dans la citation d’Aristote où tout est important, prenons d’abord la façon d’amener à l’existence, Aristote nous dit : qu’est-ce que cela veut dire pour un homme de fabriquer quelque chose. Quand on fabrique quelque chose, on fait être, une chose qui n’existait pas sous cette forme auparavant. Donc le fait d’amener à l’existence. Il insiste sur le fait que cette activité de fabrication même, elle se déploie dans le temps. C’est pour cela qu’il dit que cela concerne un devenir. Il faut du temps pour mettre en forme et réaliser cette fabrication. Il faut encore mettre en œuvre une distinction qui est propre à Aristote, qui est la distinction entre :
- Etre en puissance.
- Etre en acte.
Pensons par exemple à une graine, ou n’importe quelle semence, ou même un marron d’un châtaigner, on va pouvoir dire que le marron, la graine, elle est le châtaigner ou la plante, elle ne l’est pas exactement, mais elle le porte en puissance. Les Grecs faisaient très attention à cela. Qu’est-ce que c’est pour un être d’exister ? Dans le marron, il y a déjà le châtaigner qui est contenu. On va dire qu’il était simplement en puissance, c’est-à-dire qu’il n’était pas complètement développé.
Et puis, quand il sera en acte, c’est qu’il aura atteint son plein être. Or, cette représentation qui domine l’idée de la nature chez les Grecs, pour eux, les êtres naturels sont des êtres qui sont dans le devenir. Qui se déploient, de la puissance jusqu’à l’acte. Qui conquiert leur pleine existence. Qui sont dans le devenir, c’est à partir de cette conception de la nature qu’on va penser aussi l’activité de fabrication elle-même. Prenons un exemple pour que cela soit plus simple et plus concret. N’importe quel exemple de production humaine, prenons l’exemple du potier qui est un bel exemple grec, ce que fait notre potier c’est de faire un pot, il va évidemment utiliser de la matière, et des outils. La terre, qui aura été préparée. Et puis, il va avoir un projet, peut-être qu’il aura dessiné un original, en tout cas, il a l’idée de ce qu’il veut faire. Après, il va mettre en œuvre ces idées pour que la chose soit produite. Il va s’arrêter quand la chose aura la forme qui correspond à ce qu’il avait en tête, et lorsqu’elle sera bien achevée. Si c’est raté, il est probable qu’il en fera une boule, et qu’il recommencera. Qu’est-ce qui lui fera dire que c’est réussi, c’est que l’objet sera bien adapté à ce qui doit être sa fonction. S’il a comme projet de faire une amphore, s’il a comme projet de faire une cruche à boire, il la fera d’une certaine taille. Aristote essaye de théoriser tout cela, et il se demande ce qu’il faut pour produire un objet. Il faut quatre choses : c’est ce que l’on appelle les fameuses causes, au sens de ce qui rend compte de la chose :
- D’abord, la matière, là c’est la terre glaise, pour un sculpteur, ce sera le bloc de marbre.
- Après, il faut un projet qui se rallie à un type, un modèle : la forme. Par exemple qu’est-ce qu’une oenochoée chez les grecs ? C’est à la fois la structuration externe de la chose et puis le modèle.
- Les mains et les outils : la cause motrice, efficiente (dans efficient, il y a l’idée de fabrication : on fait)
- La finalité : quand est-ce que cela va par rapport au but que l’on s’était fixé. (Finalité sans fin n’est pas dans l’horizon grec, c’est beaucoup plus tard).

On a là les quatre principes d’intelligibilité de tout être artificiel. Ces quatre causes veut penser à travers elle les êtres naturels. Prenons le dauphin, il y a des os, de la peau, de la matière, il a une certaine forme puisque c’est une espèce qui ressemble à ces congénères, il y a une forme, une organisation de cette matière qui prouve qu’il est un certain type d’animal. Là c’est différent, c’est naturel, il n’y a pas un artisan qui fabrique. Aristote va dire que la différence c’est que là, l’être naturel se déploie. Il est en devenir et puis il y a un déclin à un moment. La nature fait une sorte de mouvement interne, tous les êtres se développent et vont vers une finalité. Parce qu’il y a une conception finaliste de la nature. C’est l’idée que les êtres naturels dans leurs formes sont parfaitement adaptés à une organisation cosmique générale. Chez les grecs il y a une conception très forte du cosmos, l’ordre général des choses, du fait que l’ensemble de la nature est proportionné. Le mot nature phusis en grec : ce qui pousse. Donc il y a cette idée chez les grecs que dans tout ce qu’il y a de naturel, il y a un mouvement. Tous ses êtres sont liés selon un principe d’organisation générale mais qui est finaliste. On a une approche de la production humaine qui est fondée sur un modèle naturel. On pense l’activité humaine sur le modèle de la nature elle-même. Est-ce que c’est pas plutôt les grecs qui ont pensé la nature en voyant les hommes travailler. A ce moment là on aurait une conception artificialiste de la nature. Dans l’histoire des hommes, tout à vraisemblablement commencé par la fabrication des outils peut être avant de réfléchir sur qu’est-ce que c’est que la nature. Et qu’après avoir regardé des hommes faire des choses, on a par analogie développée une certaine idée de la nature. Si on est plus respectueux de la pensée grecque, on verra que c’est le naturalisme qui domine, parce que chez les grecs c’est la nature qui est la norme. L’art imite la nature. Voilà la fameuse phrase sur laquelle on fait toujours un affreux contresens. Pourquoi l’art imite la nature ? Cela ne veut pas du tout dire que la peinture doit imiter le monde des apparences. Quand Aristote a dit l’art imite la nature, il voulait dire l’activité poïetique de fabrication même reproduit dans son origine le mouvement même qui est à l’œuvre dans la nature. Donc c’est une conception très différente. Qu’est-ce qu’il s’est passé dans l’histoire de la théorie de l’art qu’on a déplacé cette phrase de son contexte et on en a fait le fondement de la conception illusionniste de l’art, en particulier à la renaissance. Aristote voulait dire : quand un homme produit un objet, si il le porte à l’existence, et bien, il fait comme la nature, qui introduit les êtres naturels. Dans la nature, il y a une sorte de mouvement interne, la phusis.
Ces quatre principes d’intelligibilité nous permettent aussi bien de penser les êtres naturels que les êtres artificiels. Il y a une question que l’on peut se poser, dans ces quatre notions, est-ce qu’il y en a une qui est plus importante que les autres ?La forme prend le pas sur la matière, le côté important de la forme vis à vis d’une matière. La matière est interprétée comme la mort, en pensée négative. C’est un peu dangereux la matière, c’est ce qu’on n’a pas formé. C’est ce qui n’est pas enclos dans la forme rationnelle qui est le mal chez les Grecs. Toute cette menace de démesure. Parmi les quatre causes, celle qui commande toutes les autres, c’est la finalité. C’est en fonction de la finalité que la chose se transforme. C’est la finalité qui dicte la forme et la matière.

Heidegger la question de la technique : il commence à dire : poïesis et phusis sont très comparables. « le point essentiel est que nous prenions la production (conduire hors de soit devant soit. (poiesis) n’est pas seulement la fabrication artisanale, elle n’est pas seulement l’axe poétique et artistique qui fait apparaître et en forme et en image, la phusis par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même est aussi production poïesis. »

La conception de l’artiste par ce que ce n’est pas un mot qui existe chez les Grecs. Cette pensée grecque de la production humaine. Evidemment, on ne peut pas penser l’artiste si on n’a pas d’abord essayer de comprendre la production humaine chez les Grecs. On voit bien pourquoi on ne peut pas distinguer artiste artisan. Sur le plan de la technè, bien sûr ils n’ont pas la même puisque le cordonnier n’a pas la même technique que le tisserand, ni que le peintre, etc. et puis sur le plan de la poïètique, ce qu’il y a de différent, il n’y en a pas, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de produire quelque chose à partir d’une matière, en vu d’une certaine finalité. Chez les Grecs, on a une société artisanale, il n’y a pas de machine à produire, donc il n’y a pas vraiment de différences dans l’activité du cordonnier et dans celle de l’artiste l’un et l’autre font un objet à partir d’une certaine matière, une certaine forme pour obtenir une certaine finalité. A l’époque des grecs, l’artiste n’était pas distingué des artisans, et le métier d’artiste n’était pas un métier pour les hommes libres. C’était un métier soit pour les esclaves soit pour les métèques. S’était les personnes qui n’avaient pas le droit de citer. On va dire sur la question de Phidias, que c’est l’exception de quelques grands artistes qui ont été connus et estimés. La plupart des artistes sont anonymes, et surtout font l’objet d’un très grand mépris. Donc il n’y a pas de distinction artiste-artisan sur le plan de mode de faire, ni non plus sur le plan sociologique. L’artiste n’a pas un statut social supérieur. La mythologie des peintres : il y a un tas d’histoires sur les artistes grecs, qui ont été véhiculée dans la littérature latine, c’est une légende des peintres. Elle circule à la renaissance, il y a des tableaux qui ont été fait à partir de cette légende. Les gens de la renaissance avaient tout intérêt à mettre en avant cette légende, parce qu’ils voulaient revaloriser l’activité artistique. On voulait la distinguer des activités mécaniques, on voulait en faire une activité libérale, donc on s’appuyait sur les légendes. Les artistes grecs étaient peu signées. Les statues sont signées ainsi elle parle, elle dit : un tel m’a dédié. Un tel a donné l’argent.

Une référence sur l’artiste artisan : Jean-Pierre Vernant, un historien helléniste. Il a comme spécialité la pensée grecque. Dans toute son œuvre, il y a un texte important pour nous : Travail et nature dans la Grèce ancienne. Plus particulièrement le chapitre 15. on va donc se laisser guider par l’une de ces conclusions : « la pensée antique considère moins le processus de production (poïesis) que l’usage qui en ait fait. Le but en vu de quoi la chose est faite, est plus important que la finalité et le message. A partir de là, on va effectivement comprendre que si on privilégie l’usage à la finalité des choses, la personne de l’artisan artiste n’apparaîtra jamais que comme un moyen d’atteindre cet usage. L’artiste-artisan est un moyen, c’est un instrument, c’est à travers lui que les choses s’opèrent, c’est seulement un relais. Reprenons l’idée de Vernant selon laquelle la figure de l’artiste est approchée à partir du thème de l’obéissance ou bien encore de la soumission. Une soumission dont on peut dire qu’elle est triple.
D’abord une soumission de l’artisan au produit lui-même. Appuyons-nous là sur une phrase d’Aristote, la maison est différente du maçon, mais l’art du maçon est en vue de la maison. Donc celui qui construit l’instrument n’est pas la même chose que le produit, mais il y en a un qui est soumis à l’autre. S’il y a une technè de l’architecte, ce n’est par pour elle-même, c’est en vue de la maison. Donc soumission au produit. L’art du maçon existe en vue de la maison. On peut même aller plus loin, toujours en suivant Aristote, cette fis c’est dans la métaphysique : Chaque fois qu’il y a production (poïesis), l’acte est dans l’objet produit. Le plein développement de la chose est dans l’objet de l’artisan, celui qui fabrique la chose.
St Thomas, moyen-âge, 13ème siècle: st thomas est le commentateur d’Aristote, c’est lui qui a commenté tous les écrits d’Aristote : « la perfection n’est pas dans celui qui fait, elle est dans ce qui est fait. » On n’est pas dans une vision personnalisante de l’artiste. Il n’est pas un individu singulier que l’on va estimer pour ses capacités propres, c’est juste quelqu’un qui permet la réalisation d’un certain produit.
Deuxième soumission : soumission de l’artisan qu’il veut espérer. Il y a un passage assez étonnant dans la république où Platon prend l’exemple du fabricant de flûtes et du joueur de flûte. Qui est-ce qui sait, en matière de flûte ce qu’est une bonne flûte ? c’est celui qui la fabrique, ou c’est celui qui en joue ? Pour Glaucon, évidemment, c’est celui qui en joue. Là encore cela peut paraître bizarre, car si on ne sait pas comment fabriquer une flûte, et comment lui faire prendre un bon son. Mais cela veut dire tous simplement que la personne la plus importante est l’usager, ce n’est pas le fabricant. C’est lui qui a la compétence, c’est lui qui a le savoir, et Glaucon ajoute d’ailleurs c’est l’usager qui va guider le fabricant de flûtes. C’est lui qui lui dira comment il faut faire la flûte. Celui qui a le savoir et la compétence, c’est celui qui à l’usage de la chose, ce n’est pas celui qui la fabrique.
Enfin, troisième type de soumission, là on est dans un ordre de réalité plus philosophique, c’est une soumission à un modèle extérieur. Là encore on peut s’appuyer sur plusieurs textes de Platon, dans lesquels on dit souvent de l’artisan qu’il a les yeux fixés sur le modèle. Dans la pensée de Platon, il existe des essences intelligibles, qui sont les modèles des réalités sensibles, dans ce cadre de pensée, celui qui fabrique par exemple le lit de la république c’est le menuisier, l’ébéniste qui a les yeux fixés sur le modèle. Seulement ce modèle du lit, il est intemporel, il est éternel, c’est un lit intelligible, ce n’est pas l’artisan qui la fabriqué, lui il est simplement celui qui le regarde et qui incarne dans la matière le lit intelligible et il fera un lit sensible qui reprendra l’essentiel des caractéristiques. Donc on va dire que le modèle est ce qui dirige l’exécution de l’artisan. La forme n’est pas inventée par l’artiste. Ce sur quoi on reviendra à la renaissance. Où l’on dira l’artiste invente un modèle. Mais dans l’antiquité, ce n’est pas du tout cela. L’artisan n’est pas un inventeur.
Heidegger a quand même une bonne formule : il dit au fond la poïetique, c’est une forme de dévoilement chez les Grecs. Ce dévoilement rend bien compte de cet effacement du faire dans la pensée grecque. L’artisan amène juste à l’existence quelque chose. Il le dévoile. Artiste relais, la production est transitive, elle s’achève en dehors de lui, elle s’achève dans la finalité. Si on regarde du côté de la technè, du savoir-faire, on va dire qu’il y a un savoir-faire qui est supérieur à l’artiste. Il ne l’a pas inventé, cela lui a été transmis, il a reçu. L’artiste est toujours dépassé par un autre ordre de réalité, dans la soumission ou dans l’obéissance.
Poursuivons dans les conséquences : on voit bien que dans ce cadre de pensée là, il n’y a pas de culte de l’artiste possible. Il n’y a pas l’idée de l’artiste qui soit vraiment l’auteur de ce qu’il fait. L’artiste s’efface derrière son masque. On est là aux antipodes, l’opposé radicale d’une idée de l’artiste créateur. Puisque l’artiste créateur est celui qui domine complètement et qui fait surgir les choses, chez les Grecs, on a au contraire l’idée d’un artiste soumis sur tous les plans à des réalités et des ordres qui le dépasse, d’une certaine manière. Platon quand il parle du poète, dans un dialogue qui s’appelle Ion, il n’est pas plus tendre. Là évidemment il n’y a pas de fabrication au sens fort du terme, pour lui, le poète devient une marionnette : il prête sa bouche aux dieux. Les dieux l’inspire, il prête sa bouche, cela parle à travers lui, il dit des choses, il ne se rend même pas compte. Il y a un mépris de Platon pour le poète. Donc le poète est un instrument, car il n’a pas le savoir véritable. Chez les Grecs, tout travail associé à la matière est très fortement déconsidéré. Etre un artisan, c’est forcément avoir une place très basse dans la société, parce que l’on a un contact avec la matière. Dans l’idéal de l’homme grec, plus on est dégagé de la matière, et plus on peut être en contact avec le monde des idées, ce que les latin appellerons l’otium, l’oisiveté, mieux c’est. On est là très loin de notre conception occidentale du travail fondamental dans la définition de l’être humain. Chez les grecs comme chez les romains, travailler n’est pas bon pour le véritable homme. L’homme véritable c’est celui qui est dans l’otium, dans l’oisiveté, et qui peut complètement se consacrer à l’étude. Le savoir théorique pour lui-même détaché de toute implication pratique.

Cette conception du faire, doit être rattachée à une certaine conception de l’origine du monde. La pensée grec étrangère à l’idée de création ex nihilo. La création ex nihilo, à partir de rien. Cette idée de création ex nihilo, une certaine interprétation de la création biblique, c’est celle qui va se répandre à partir du moyen-âge, en tout cas chez les Grecs, il n’y a pas du tout l’idée que Dieu a fait surgir le monde à partir du rien, pour le grec, le monde est un crée. Il n’a ni commencement, ni fin, il peut y avoir des embrasements. Une conception du temps cyclique. Donc il n’y a pas de fin ni de commencement absolu. Le couple de concepts à partir desquels les Grecs pensent le commencement du monde, c’est le couple ordre et désordre. Le cosmos et le chaos. Le terme même de cosmos a deux sens : l’univers, mais le sens premier de cosmos, c’est l’ordre. Et pour les Grecs, c’est le même mot, parce que l’univers est la manifestation la plus grande, la plus claire, d’un certain ordre. L’univers est ordonné, il est harmonieux, il est mesuré, tout est bien à sa place. Tout est conforme à une certaine finalité, et quand on regarde la nature pour un grec, on doit s’émerveiller de la présence d’un ordre. Cosmos et le chaos, au départ, il y a de la matière. Au départ, il y a du désordre, ce n’est pas du néant, c’est du désordre. Et on va mettre de l’ordre dans ce désordre. Il y a des récits cosmogoniques grecs, le ciel qui se lie à la terre, Ouranos qui enfante Gaïa. Il y a un texte de Platon qui s’appelle le Timée, où il raconte l’origine du monde. En racontant l’origine du monde, il adopte une forme mystique. Il imagine un personnage qu’il appelle le démiurge. Démiurgos : démios : le peuple en grec, urgos, celui qui fabrique. C’est un autre mot pour dire artisan. Il invente une sorte d’artisan céleste, l’artisan divin qui façonne le monde. Il va bien expliquer que s’il y a une sorte d’artisan divin, mais ce n’est qu’un mythe, il produit le monde en ayant le regard fixé sur les idées. Ensuite il va rester fidèle à l’idée que l’on produit de l’ordre à partir du désordre, c’est-à-dire on met en forme le chaos premier. Il n’y a pas un dieu, il y en a plusieurs, il a certes le démiurge, assisté d’un tas d’autres dieux qui fabriquent d’autres choses. Extrait du Timée. « Voici du moins, derechef, ce qu’il faut examiner au sujet de l’univers. D’après lequel des deux modèles sont l’architecte (…) voit textes.
Il y a une idée que le monde ne s’est pas fait à partir de rien, il y avait déjà un univers intelligible, et un artisan comme le démiurge, il a quand même regardé le monde intelligible. L’action de Dieu est de donner une configuration, une forme à une matière qui été pré-existante. Cet arrangement, cette mise en forme, cette configuration dont parle Platon, ce n’est pas une création, et le démiurge n’est évidemment pas du tout un dieu créateur. Il se borne à mettre de l’ordre, et à fabriquer des êtres en contemplant les idées intelligibles. Voyons que là encore cette analogie avec l’activité de fabrication. Dieu fabrique le monde comme un artisan fabrique des objets, mais il y a une matière qui est là, et on met en forme cette matière. Cela veut donc dire qu’il y a une pré-existence d’une matière sur laquelle on impose une forme. Et que donc, l’origine du monde, ce n’est pas une création du monde.
Le texte du Timée cela va être un des textes les plus lu au moyen-âge. Evidemment au moyen-âge, on a essayé d’accorder la pensée chrétienne, la bible, et tout l’héritage des grecs. Les penseurs du moyen-âge essayaient de christianiser les Grecs ou de gréciser le christianisme, en tout cas de mettre en forme les deux pensées. Le Timée fut un des textes les plus lu au moyen-âge, parce que Platon y raconté l’origine du monde, il avait cette formule : il appelle le démiurge le fabricant et le père. Alors là les chrétiens disent que peut-être, Platon était un chrétien, il avait la pré-science de la vision chrétienne. On a fait des interprétations chrétienne de Platon. Ce que l’on peut sire aujourd’hui c’est que Platon n’a pas eu la pré-science des choses. Simplement, on a réajusté. Il y a bien un chaos pré-existant et après une mise en ordre.



La tradition biblique : la cosmogonie des chrétiens, on va voir après la conception de l’artiste, dans la pensée chrétienne médiévale, l’artiste en créateur est quelque chose d’impensable. C’est Dieu le créateur, ce n’est surtout pas l’artiste créateur. Les hommes du moyen-âge ne le cesse de le répéter, la créature ne peut créer, l’homme ne peut créer, il y a un créateur, c’est Dieu. Il s’agira de savoir comment après, par rapport à cette interprétation au moyen-âge, à la renaissance on a retourné les choses et on a dit, l’artiste est un créateur.
Avant de voir se développement on revient sur la conception de la création dans la bible. Voir les textes sur la genèse. Le plus connu c’est la création dans la parole, Dieu dit que cela fût, et cela a été.
La notion de création ex nihilo : créer absolument à partir de rien. Il n’y avait rien, puis il y a quelque chose. Comme dira Kant, il faut distinguer l’origine et le commencement, Kant dit le commencement on peut le penser, parce que dans le commencement d’une chose il y a les conditions de possibilité de cette chose. L’origine d’une chose, c’est impensable, parce qu’il faudrait arriver à penser le surgissement brusque de quelque chose qui n’avait même pas de conditions d’existence. Quand on est du côté de la création, on est du côté de l’origine. Il n’y a rien, et puis voilà qu’il y a quelque chose. Ce qui peut paraître un petit peu trivial. Si on l’est un peu moins, on peut dire que l’on fait exister à partir de rien, on fait exister absolument. C’est un thème théologique majeur des trois religions monothéistes, du judaïsme, du christianisme, et de l’islam. Dans ces trois religions, le thème de création débouche sur la production du monde dans sa totalité. C’est-à-dire que dans la tradition biblique, il y a l’idée que l’on crée tout, même la matière. Par un acte divin, de liberté, de toute puissance, qui fait que Dieu est envisagé comme l’origine radicale et absolue du monde et de tous ce qui en découle.
Il faut noter une première chose, c’est qu’au fond, cette idée de création ex-nihilo, commence à apparaître avant même le christianisme, elle nécessite une lecture un petit peu forcée du texte biblique. Dans le texte biblique, il n’est pas vraiment dit on a crée à partir de rien. On dit dans un passage du livre des macchabées, à partir de ce qui n’est pas, il a fait le ciel et la terre. Cette conception du monde s’oppose à toutes les autres religions : orientales, dans la traduction grecque. Il y a une sorte d’innovation et de singularité de ce modèle. L’idée d’une volonté d’un dieu qui décide de tous créer de part ses propres désirs.
Deuxième point qu’il faut souligner, c’est que parler de la création ex nihilo, cela revient à poser l’autonomie absolue du créateur. Autonomie absolue du créateur, une forme de liberté qui n’est déterminée par rien. Dieu était absolument libre. La création est le libre acte de Dieu. Il y a cette idée de liberté que rien ne peut enfreindre, c’est Dieu qui décide, qui pose. La conséquence qui nous intéresse par rapport au thème, à partir du moment où la représentation de la création du monde, on va par-là même ouvrir une extraordinaire distance entre d’une part l’idée de création divine, et d’autres part une production divine. Chez les Grecs on a vu que le modèle s’est arrêté de penser à partir du même cadre : production humaine, travaille de la nature, origine du monde. A partir du moment où les chrétiens, dans la lignée de la tradition biblique, vont penser l’origine du monde comme une création absolue, cela veut dire que, du même coup, ils vont introduire une rupture qui n’existait pas dans la pensée grecque, entre l’œuvre de Dieu et l’œuvre des hommes. Il va y avoir un incommensurable. On ne pourra pas les comparer. Celui qui a la prérogative de créer, à partir de rien, cela n’est que Dieu parce que l’homme tout ce qu’il peut faire, il le fait à partir d’une matière pré-existente. Donc on va insister sur la dépendance de l’homme par rapport à cette matière, en opposition à la liberté sans commune mesure de Dieu, qui lui n’a pas besoin de matière première. Cette distance est encore accentuée par le fait que au moins dans le premier texte de la création du monde dans la bible, dans la genèse, cette création se fait au travers de la parole. Donc cela devient un acte complètement miraculeux. Une instantanéité. Dieu dit que cela soit, et cela fut. Cet agir sublimé par la parole rend absolument exceptionnel l’action divine, et la sépare d’autant plus de tout ce qui est action humaine. C’est donc très logiquement que les théologiens médiévaux n’ont cessé d’insister sur cette distance. On va prendre quelques exemples, St Augustin : nous dit : la créature ne saurait créer. Scothérigène, un théologien du 13ème siècle : lui dit : cet axe créateur à partir du néant constitue le propre de Dieu seul, et ne constitue le propre d’aucune autre créature. St Thomas : il est donc manifeste que créer est la propre action de Dieu seul. L’homme ne peut pas être créateur, cela serait inadapté par rapport à ce qui serait l’activité de production humaine.


10/02/05

Quand on emploi les deux termes de créateur et de création, on ne pense pas trop à ce que l’on dit, on ne pense pas en particulier évidemment à la représentation théologique qui est là-derrière. Mais au moins, il faut d’abord se rendre compte que l’émergence et la banalisation de ce concept à partir du préromantisme et du romantisme, 18-19ème. La banalisation de cette dénomination donc à permis de distinguer très fermement l’artiste et l’artisan. C’est elle qui a permis d’opérer cette fracture selon laquelle l’artiste seul créerait, c’est-à-dire se manifesterait comme quelqu’un qui dans sa fabrication est capable de faire jaillir du radicalement neuf. Contrairement à l’artisan qui a une forme de répétition. C’est vrai que cette notion de création a été utilisé pour justifier en grande partie cette séparation. C’est vrai que probablement, dans la suite des évènements et dans la suite de l’histoire des idées, elle a été utilisée pour séparer, et déplacer quelque peu pour distinguer ensuite l’artisanat de la production industrielle sur le motif que le seul artisan créerait parce qu’il fait quelque chose avec ses mains dans lequel il témoigne de sa propre intériorité contrairement à la production sérielle industrielle qui elle serait soumise à une forme de répétition impersonnelle. C’est vrai que c’est devenu tellement banal : un texte connu de Panofsky dans l’œuvre d’art et ses significations, qui dit qu’on en est même aujourd’hui à nommer un créateur, un créateur de parfum et de rouge à lèvres, voir même de chapeaux, c’est devenu d’une extrême banalité, et on a pourtant oublié tout le montage conceptuel qu’il a fallu pour en arriver là, et tous les arrières plans théoriques et théologiques qui ont présidé à cette dénomination. La question que l’on voudrait poser, est une question générale, c’est une question en amont, on ne va pas étudier ensemble les textes du 18ème. Nous allons montrer comment cela s’était fait. Comment l’artiste a un certain moment dans l’histoire occidentale en était venu à s penser comme créateur, c’est-à-dire au sens littéral comme doté des facultés qui sont celles de Dieu même dans la représentation judéo-chrétienne, comment a t-il pu ainsi se séparer des autres producteurs, et penser sa propre fabrication comme quelque chose de divin. Il y a plusieurs problématiques que nous allons ouvrir successivement. Disons d’abord que poser la question de cette émergence est forcément en revenir à des modèles cosmogoniques. C’est-à-dire que nommer l’origine du monde création, c’est quelque chose qui appartient entre autre à la religion juive puis à la religion chrétienne. C’est une certaine représentation de l’origine du monde, ce que l’on appelle cosmogonie. Ce que nous cherchons à montrer c’est que forcément, la pensée de l’artiste comme créateur est à référer à une certaine cosmogonie. Cela pourrait être une thèse plus large, il semble que c’est souvent de la même façon que dans une civilisation, on pense l’origine du monde dans des termes similaires et, la fabrication elle-même. Nous avons commencé à montrer que dans la pensée grecque, qui est dominée par les concepts de technè et de poïesis, il n’y a pas du tout de place pour une logique créationniste. Aussi bien sur le plan cosmogonique parce que pour les grecs Dieu ne crée pas le monde, il ne le tire pas du néant, il ne le fait pas venir à l’être par simple décision de sa volonté, chez les grecs, les dieux mettent de l’ordre, les dieux qui ont d’ailleurs plusieurs mettent de l’ordre, c’est-à-dire qu’ils mettent de la forme dans de l’informe. Ils pré ordonnent le Chaos, mais il est toujours une matière préexistante. C’est vrai que l’on peut tout à fait mettre en miroir cette représentation cosmogonique d’une certaine pensée de la fabrication humaine. De la même façon que sur le plan cosmogonique, on ne pense pas une origine radicale du monde sorti du néant par simple décision de Dieu, de la même façon sur le plan de la fabrication humaine, on ne pense pas vraiment l’artisan artiste ( nous savons qu’en Grèce il n’y a pas de distinction), comme responsable, origine de sa propre production. Il n’y a pas du tout d’insistance sur la souveraineté de l’artiste, il n’y a pas du tout d’insistance dans la pensée grecque sur l’individualité de l’artiste. Il n’y a pas évidemment non plus du tout de primauté de l’artiste sur son œuvre, parce que, nous l’avons bien noté, dans la pensée grecque, il y a une soumission de l’artiste à l’œuvre. Ce qui est absolument déterminant, c’est l’œuvre elle-même, la finalité. Ce n’est pas du tout celui qui la produit. Cela va évidemment avec tout un tas d’autres thèmes. Essayons d’être très synthétique ici, mais c’est évidemment une pensée dans laquelle il ne peut y avoir une mise en relief de l’originalité de l’artiste. Ce n’est pas neutre que l’on se trouve avec une civilisation qui accordait beaucoup de place à l’art, certes qui a su proposer des modèles renouvelés (nous savons que l’art grec est un art qui n’est pas resté statique, c’est un art qui a connu des évolutions) mais que quand même grandement restée fidèle à l’idée de tradition et de transmission des codes. Donc pas de mise en relief de l’originalité du créateur et de sa singularité par l’appréhension de l’artiste comme un petit dieu qui ferait surgir des mondes de la même façon que Dieu fait surgir des mondes. L’artiste est essentiellement un relais dans la pensée grecque. Donc peut-être un premier paradoxe c’est vrai que notre façon de penser l’activité artistique est très largement dérivée des concepts grecs, c’est ce que ne cesse d’affirmer Heidegger, nous sommes encore terriblement tributaires des matrices conceptuelles grecques en particulier cette division de la matière et de la forme, qui structure toute notre pensée de l’art, c’est tout le temps dans notre vocabulaire. Donc nous sommes tributaire de cela, nous sommes tributaires également de la culture, de cet héritage grec, et en même temps, évidemment, il n’y a pas du tout chez les grecs une pensée de l’artiste comme un créateur. Il ne peut pas y avoir de culte de l’artiste. (Ouvrons une petite parenthèse, pour éviter les contresens, nous parlons de la pensée grecque classique. Nous parlons de la Grèce du 5ème siècle, et du 4ème siècle, Platon, Aristote. Parce qu’à l’époque hellénistique, les choses sont un petit peu différentes. L’époque hellénistique, c’est l’époque où l’on a commencé à collectionner l’art, où il y a eu une certaine adulation d’artistes très réputés, c’est l’époque aussi où les premiers recueils de vie d’artistes ont commencé à être diffusés. C’est d’ailleurs ces recueils de vie d’artiste que va reprendre Pline le Romain, Pline dans l’histoire naturelle, quand il reprend l’histoire des peintres grecs, et il réécrit tout cela, ce fameux texte de Pline qui va être tellement lu à la renaissance, qu’il sera le modèle de Vasari quand il va écrire Vite di artisti qui est un modèle biographique tout à fait important. C’est vrai que ce texte de Pline a ses racines dans une revalorisation de l’artiste qui s’est opérée à l’époque hellénistique. Donc précisons bien que nous parlons de l’époque classique et que nous nous appuyons sur des textes d’Aristote et de Platon. Nous ne parlons pas de l’époque hellénistique où tout cela s’est trouvé quelque peu transformé.)
On voit très bien comment dans la pensée grecque, il y a une certaine pensée de l’origine du monde, qui va avec une certaine pensée de la fabrication humaine, envisagée essentiellement comme une activité de mise en ordre et qui ne permet pas de distinguer la figure de l’artiste et de l’artisan, l’un et l’autre sont des technètes, l’un et l’autre sont des poïetes, c’est-à-dire que dans une matière donnée, ils introduisent une forme pour arriver à la production d’un objet qui est orienté vers une certaine finalité. On l’avait noté, c’est très étranger à notre propre pensée, ce qui est le plus important dans cette pensée grecque, c’est la finalité, ce n’est pas l’instrumentalité. D’une certaine manière, l’artiste, son savoir-faire, son aptitude, peut-être son extraordinaire habileté, dans certains cas, parce que tout le monde n’est pas Phidias. C’est vrai qu’il y a des hiérarchies, mais d’une certaine manière, quand les philosophes réfléchissent sur l’activité de fabrication humaine, ils ne mettent jamais en relief les talents de l’artiste, ni même l’individualité de l’artiste. Ce qui compte est : ce pour quoi est fait la chose, ce en vue de quoi cette chose est faite. Nous voyons bien que nous sommes évidemment du côté d’une civilisation pour laquelle l’art est certes important, mais l’art a avant tout une certaine destination. C’est une finalité religieuse, on ne produit pas de l’art pour l’art, mais pour l’instant, on produit de l’art dans le cadre de la cité, et surtout dans le cadre de la vie religieuse, et d’une certaine manière, l’artiste est au service de cela. Donc rien ne le distingue de l’artisan dans les modes de production, rien ne le distingue non plus de l’artisan dans une sorte de considération supérieure par rapport à un savoir-faire, il a un savoir-faire spécifique, comme le cordonnier a un savoir-faire spécifique. On voit bien que le fait de penser d’une certaine manière, l’origine du monde, et de penser d’une certaine manière la fabrication elle-même permet ou non, d’envisager l’artiste comme un créateur. En l’occurrence dans la pensée grecque, il n’y a pas de place du tout pour cela.

Deuxième ligne d’interrogations, évidemment les choses vont être pensées dans des termes différends avec le christianisme, on reprend donc l’héritage des juifs, puisque là on a affaire à une pensée de l’origine du monde en terme de création. Donc la cosmogonie chrétienne elle, fait une place à l’idée de création. Et plus encore, elle met en oeuvre l’expression et le concept très paradoxale de création ex-nihilo. La théorie spéculative de l’art consiste à dire que cela s’est précisément révélé à la fin du 18ème ou du 19ème parce qu’il y a de moins en moins de croyance en Dieu, mais dans une personne et d’une certaine manière c’est sur l’artiste que l’on va reporté tout ce que l’on pouvait penser en rapport avec Dieu lui-même. L’idée c’est que cette thèse est évidemment très séduisante, parce qu’elle revient avec l’ensemble des choses, mais en réalité elle n’est pas exacte. Pourquoi ? Parce que d’une certaine manière, les choses se sont passées avant. Elles se sont passées bien avant le 18ème siècle, on les voit déjà à la renaissance, et avant même la renaissance, elles se sont passées au moyen-âge. Donc c’est une thèse qui est d’abord fausse sur le plan chronologique. C’est vrai que l’époque romantique est le moment où la caractérisation de l’artiste en créateur a été la plus forte, la plus vulgarisée, mais les choses s’étaient passées avant, c’était déjà en place à la renaissance, on va voir quelques citations et nous verrons que dans la littérature artistique du 16ème siècle, qui est importante à l’époque maniériste en Italie, dans cette littérature, c’est un lieu commun, c’est un topos, que de déclarer l’artiste créateur, de l’appeler divin. On a déjà affaire à un lieu commun au 16ème siècle, la thèse que nous voudrions défendre c’est que d’une certaine manière, la renaissance elle-même n’est qu’un résultat. Parce qu’il a fallu que se passe un certain nombre de choses au moyen-âge, et en particulier, avant que l’on ne pense l’artiste comme créateur, il a fallu penser Dieu comme artiste. Nous allons essayer de montrer comment cette idée d’un Dieu artiste se met en place au moyen-âge, et comment à travers ses développements et évolutions, elle va aboutir à une pensée possible de l’homme en créateur, ce que semblait complètement interdire le cadre chrétien de pensée. L’art Divin ou en latin L’ars divina. St Augustin, c’est lui qui est allé le plus loin dans cette idée d’un Dieu artiste.

Jean-Pierre Vernant : c’est un texte qui retrace l’évolution de la technè entre l’époque archaïque et l’époque classique en Grèce, Vernant montre que au départ, technè, quand on est dans la période archaïque, entre le 7ème et le 5ème siècle, est très associé à l’idée de magie. Progressivement, on va perdre cette relation avec la magie pour arriver à une conception beaucoup plus citadine de la technè et des métiers.
Mesis : un concept chez les Grecs qui signifie la ruse. C’est un concept très important, et quand on dit ruse, on ne traduit pas très bien en français, car quand on dit de quelqu’un qu’il est rusé, il y a une certaine valorisation, mais en même temps le rusé c’est le renard du Moyen-âge, il y a une sorte de tromperie. Chez les Grecs, ce n’est pas du tout le cas. CElui qui est avant tout le héros rusé c’est Ulysse. C’est l’individu qui est capable en fonction des circonstances de s’adapter et de trouver. La mésis est donc aussi une forme d’intelligence, pour les Grecs, c’est la forme d’intelligence. Etre rusé, être malin. Se fondre aux évènements en changeant. Les Grecs disent qu’Ulysse est comme un poulpe, ce sont des animaux qui changent de couleur. L’individu suprêmement intelligent dans la pensée épique, c’est celui qui s’est dissimuler ce qu’il est, il sait prendre des apparences en fonction des contextes. La phuke, c’est le hasard, la chance. Deuxième texte : la phuke est une sorte d’unamis, elle est une sorte de force.
Le texte plus intéressant : Le texte est sur l’idée d’une soumission de l’artisan, une pensée qui ne permet pas du tout la valorisation d’un artiste et de l’individualité artistique, il pense une soumission de l’artisan.
« Entre cet aspect naturel de l’œuvre, et le caractère de service, plutôt de travail des activités de l’artisan, le lien est très étroit. Dans l’œuvre, la pensée antique considère moins le processus de fabrication, la poïesis, que l’usage qui en est fait : la crésis. Nous ne sommes pas du tout du côté d’une pensée instrumentale. Ce n’est pas l’habileté, ce n’est pas le travail qui est mis en relief, ce qui est important c’est la destination de la chose. Son usage, Crésis. Et c’est en fonction de la cresis que ce définit pour chaque ouvrage l’eidos, l’idée, que l’ouvrier incarne dans la matière. Puisque Platon dit, un ouvrier, un artisan quand il va produire un lit, il regarde l’eidos du lit, l’idée du lit, et après il va produire un lit d’artifice. Mais le lit particulier qu’il va produire, sera peut être avec des pieds tournés ou il aura les pieds droits, les pieds tournés ou les pieds très courts, il y aura des variations possibles sur le lit, mais ces variations se rapporteront toutes à un modèle qui est l’idée du lit, et cela, pour Platon et pour les Grecs, l’artisan ne l’a pas inventé. Cela existe depuis l’éternité, il regarde vers le ciel les idées et se soumet à ce modèle, et ayant cette connaissance là, il va fabriquer quelque chose. Donc c’est en fonction de la crésis, que se définit pour chaque ouvrage l’eidos, l’idée incarne la matière. L’objet fabriqué en effet a une finalité analogue a celle de l’être vivant. La dernière fois, nous avions vu que dans la pensée grecque, il y a une très étroite analogie entre la fabrication elle-même, et la conception de la nature. Là on va dire que l’on a une pensée naturaliste de l’activité humaine. Certains auteurs diront qu’une pensée naturaliste, ce n’est pas une pensée naturaliste de la fabrication humaine, c’est une pensée artificialiste de la nature. Qui a commencé ? Est-ce que le grec a commencé à regarder travailler le potier et il s’est dit : la nature c’est pareil, Est-ce que le grec a commencé à avoir une certaine représentation de la nature et s’est dit, l’artisan c’est pareil ? Ce qui est certain c’est que l’on pense dans les mêmes termes l’activité de la nature et l’activité de l’artisan. Et donc on a l’idée : phusis en grec veut dire ce qui croît, ce qui se développe, ce qui grandit. On a l’idée qu’il y a un mouvement alterne aux êtres naturels, à la nature elle-même dans sa totalité, il y a même des êtres naturels jusqu’au point de possession d’eux-mêmes, et que ce mouvement est à peu près comparable à ce qu’il se passe quand un être humain fabrique quelque chose. Qu’est-ce qu’il fit ? il met en mouvement de la matière, il lui donne une forme, il l’amène jusqu’à la possession de sa forme. Donc on a une conception naturaliste de l’acte de fabrication lui-même. L’objet a une finalité analogue à celle de l’être vivant sa perfection consiste dans son adaptation au besoin en vue duquel il a été produit. Qu’est-ce qui fait que la nature est parfaite ? Le thon est un bon poisson car sa forme correspond à la bonne forme qui doit être sa destination. De la même façon, qu’est-ce qui fait que cette coupe à vin est une bonne coupe à vin, c’est qu’on la prend bien dans la main, qu’elle n’est pas trop lourde, qu’elle va bien contenir le vin, etc., elle va être bien adaptée à tout cela. Qu’est-ce qui fait que c’est beau ? c’est cette adaptation à l’usage. C’est une pensée profondément grecque, ce qui est beau est ce qui est bien adapté à ce qu’il doit être dans sa forme, dans sa production.
Il y a donc pour tout objet fabriqué une sorte de modèle qui s’impose comme une norme à l’artisan : ça c’est quelque chose de très important, technè, fabriquer en fonction des savoirs. Avant de produire avec les mains dans la matière, il y a un savoir, parce qu’il y a des modèles. Cet Eidos n’est pas une invention humaine que l’ouvrier pourrait créer, ou même modifier au gré de sa fantaisie, c’est pas quelque chose qui va naître dans son cerveau et qui sera original, etc. L’artisan doit au contraire se conformer autant que possible, à ce modèle nécessaire. Il doit se conformer à l’usager, car il est le seul a avoir la crésis l’usage de la chose. Donc on arrive aussi à cette formulation extrêmement paradoxale, celui qui sait le mieux ce qu’est une chose, ce qu’elle doit être, ce n’est pas celui qui la fabrique, c’est celui qui en a l’utilisation, parce que le fabricant n’est jamais qu’un intermédiaire, un médiateur, par qui cela s’opère, mais celui qui à la science véritable, c’est celui qui a l’usage de la chose.
On voit bien pourquoi dans toutes ses conditions, l’artisan ne peut pas être valorisé.
Le poïetes, est moins au courant de son ouvrage que l’usager. Son action fabricatrice porte les moyens, la fin le dépasse. Aussi, quand il s’agit de fabriquer une flûte, est-ce le joueur de flûtes qui commande et le fabriquant qui obéit ? Platon s’explique avec plus de précisions : Pour chaque chose existent trois sortes d’arts : le temps de préméditations, le temps de fabrication, le temps de l’imitation. Ils appartiennent à l’usager, à l’artisan-peintre. Le peintre, comme tous les imitateurs ne sait rien de la chose. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la critique est plus violente vis à vis du peintre, parce qu’il dit que le peintre n’a aucun savoir. Précisément, parce que c’est, parmi tous les poïetes, c’est celui qui fabrique quelque chose et des choses absolument variées. Il est capable de faire des animaux, des hommes, le ciel la terre. Donc, il est tout sauf un artisan spécialisé. Il prétend avoir la connaissance de tout et il n’a la connaissance de rien. Il ne connaît que les reflets des choses. C’est cette sorte de polyvalence qu’on pourrait au contraire mettre en exergue, ce que fera la renaissance, ce que fera Léonard de Vinci, quand il dira, comme le peintre est grand, il dépasse, puisque le peintre est celui qui est capable de reproduire tout. Cette polyvalence est au contraire condamnée chez Platon, parce qu’elle est la preuve d’un savoir manquant. Jamais Platon dit qu’il y a un savoir de la peinture. Il prend les choses au niveau qui l’intéresse. Le peintre comme le sophiste n’a aucun savoir véritable, il sait parler de tout, mais il ne sait la vérité de rien, le peintre n’a aucun savoir technique véritable, parce qu’il peut reproduire des lits des chaussures des vêtements, des oiseaux, etc., mais il ne sait pas ce que sont les choses. Là il y a une sorte de caractère séduisant du peintre très illusoire dans sa polyvalence. Le peintre, comme tous les imitateurs ne sait rien de la chose que son apparence extérieure. Donc il va jouer par des artifices pour donner l’illusion de la réalité. L’artisan fabrique effectivement la chose, le lit l’idée, l’artisan le menuisier qui le fabrique, et l’artisan le peintre, qui peint un lit. Celui qui fabrique un lit, ne sait pas tout, mais, il sait quand même quelque chose. C’est déjà supérieur. L’artisan fabrique effectivement la chose, mais sans parfaitement connaître sa fin. L’usager seul possède cette compétence. Celui qui a la technè, plus que tout, celui qui sait mieux, c’est l’usager.

A l’intérieur même de cette activité professionnelle, l’essentiel est simple, c’est sa compétence. (on parle de l’artisan). Les règles de sa technè concernent les procédés de fabrication, la poïesis. L’œuvre, poïema, en vue de laquelle il travaille, le dépasse. Aux Dieux grecs, elle est une beauté étrangère, à l’homme même proprement technè. Qu’il s’agisse de maison, de chaussure, de flûte ou de bouclier, répond à la nécessité d’un besoin naturel définit. Elle n’apparaît pas au sens plein du terme comme un artifice. C’est-à-dire qu’on ne va pas louer l’artisan d’avoir réussi à produire quelque chose, ce que l’on considère c’est que l’objet est bien au service. Ce que l’on met en relief c’est le besoin, et donc l’objet n’est donc qu’une manière de satisfaire ce besoin, ce n’est pas la prouesse dans la réalisation de l’objet. Elle n’apparaît pas au sens plein du terme comme un artifice : une forme donnée d’avance. L’artisan ne l’a pas inventée. Il est soumis à un ordre de réalité qui le dépasse. Il ne peut pas la modifier. On n’est pas du tout dans une pensée de l’artiste inventeur, on ne loue pas chez les grecs la capacité à s’éloigner des modèles reçus. Au contraire, il faut être soumis à des normes. Il n’a pas même en tant qu’artisan la qualité pour connaître la forme. La science de la forme de l’objet fabriqué appartient non au producteur, mais à l’usager. Supérieur à l’ouvrier et à sa technè, la forme oriente et dirige le travail qu’il a réalisé. Elle lui assigne son terme, ses limites, définit son cadre. Dans l’ouvrage de l’art, tout comme dans la production naturelle, c’est la cause finale qui détermine et qui commande l’ensemble des processus producteurs. La plus importante c’est la finale : tout ce qui détermine le reste. La cause efficace, on appelle cela aussi la cause motrice, la cause efficiente, c’est-à-dire l’artisan, la technè, qui est l’instrument, va permettre à la chose d’exister, n’est que l’instrument grâce auquel une forme préexistante façonne la matière. C’est un relais. Il y a un intermédiaire, l’artisan n’est pas l’élément principal dans ce processus. C’est une chose extrêmement paradoxale, car si l’artisan n’était pas là les choses n’auraient pas lieu, certes, mais les Grecs ne voient pas les choses comme cela. Il voit davantage la soumission de l’homme à l’ordre naturel.
Nous nous sommes issus du christianisme, et nous avons cette idée que nous sommes maîtres et possesseurs de la nature. La nature nous appartient, on en fait des choses, on en tire de l’énergie, on en tire des matières premières, on les transforme, et cette activité de fabrication humaine est valorisée par le christianisme. Pas du tout chez les Grecs, au contraire, ce qui est valorisé c’est la soumission à l’ordre naturel. Ces conceptions là sont très profondes. Au niveau de l’artisanal, la pensée grecque reste pénétrée d’images naturalistes. Le projet qui se forme, c’est cela qui commande la réalisation. Et là, on est dans quelque chose qui en occident ne va pas émerger avant la renaissance, et qui est tout à fait lié à l’idée du sujet. Il a fallu déjà qu’il y ait un sujet déjà qui se place comme source d’inventions et d’innovations, il a fallu que la pensée chrétienne adopte une certaine approche de la nature, après quoi, on peut effectivement arriver à l’idée d’un créateur et d’un inventeur. Cette idée est de la renaissance. Le mot ingénieur d’ailleurs est un mot de la renaissance, qui signifie l’esprit inventif. Mais cela n’est absolument pas mis en relief auparavant.
L’artisan est pour les anciens un homme qui ordonne une matière opaque à l’esprit en incarnant une forme supérieure à son ombre. L’ouvrage possède plus de perfection que l’ouvrier. Nous verrons qu’avec la pensée du créateur, cela va être le contraire. Et que penser l’artiste comme créateur, c’est dire que l’esprit de l’artiste a plus de valeur que les œuvres qu’il fait. Mais là on est à l’inverse : l’homme est plus petit que sa tâche. Ainsi dépasser par l’œuvre même qu’il fabrique, l’artisan ne commande pas la nature, il se soumet aux exigences de la forme. Il ne lui faut dans son travail ni esprit d’initiative, ni réflexion, sa fonction et sa vertu est d’obéir. C’est très très loin de nos modèles de pensées.

Platon : Le Timée : c’est le texte de Platon qui a été le plus lu au moyen-âge, le plus diffusé, donc le plus commenté, parce qu’en disant cela très simplement, l’époque moyenâgeuse, essayait d’accorder l’héritage grec, à la religion chrétienne. Et ils se trouvaient très souvent devant d’extrêmes difficultés. Bien évidemment, parce que aussi bien la conception de la divinité que la conception de la nature, que la conception du sujet, sont radicalement différentes, entre la pensée grecque et la pensée chrétienne. Dans le Timée, Platon raconte, sous une forme mythologique, l’origine du monde. Et à l’origine du monde, il place la fameuse figure du démiurge. Ce terme là pèse aujourd’hui encore dans la théorie artistique, quand on parle de démiurge on veut dire quelqu’un qui fabrique. Le démiourgos est celui qui fait des choses pour le peuple. Traduction de l’artisan. Platon avait déjà imaginé, sous une forme assez mythologique, et mystique, la création du monde par un grand artisan qui aurait pris la matière, et qui aurait donné des formes nouvelles, avec des formes géométriques, etc. Et pourquoi le moyen-âge était fasciné par se texte, parce qu’ils leur semblaient qu’il y avait comme une pré-science du Dieu des chrétiens. Donc dans Platon, on peut lire un récit de la création.
Associer la logique créationniste chrétienne, à l’idée de l’intelligible des grecs. Pour montrer que d’une certaine manière, on pouvait mettre les choses ensembles.

Heidegger : extrait d’un article : la question de la technè.
Depuis des siècles, la philosophie enseigne qu’il y a quatre causes : les fameuses quatre causes d’Aristote. La causa materialis, la matière, avec laquelle par exemple on va faire une coupe d’argent. La causa formalis : la forme dans laquelle entre la matière. La causa finalis, la fin, par exemple le sacrifice par lequel on va déterminer la forme et la matière de la coupe dont on a besoin. La causa efficiens, celle qui produit les faits, la coupe réelle achevée. Ce qu’est la technè représenté comme moyen, se dévoilera lorsque nous aurons ramené l’instrumentalité à la quadruple causalité. Mais si la causalité de son côté cachée dans l’obscurité. A vrai dire depuis des siècles, on fait comme si la version des 4 causes étaient une vérité tombée du ciel et qu’elle fut claire comme le jour. Le moment toutefois pourrait être venu de demander : pourquoi il y a t-il précisément quatre causes, quand on parle d’elle, que veut dire à proprement parlé le mot cause ? A partir de quoi, le caractère causal des quatre causes se détermine t’il d’une façon…
Aussi longtemps que nous n’attaquons pas ces questions, la causalité, l’instrumentalité, la conception courante de la technique, demeure obscure et flottante. La coutume depuis longtemps est de représenter la cause comme ce qui opère. Opérer veut dire alors : obtenir des résultats, des effets. La causa efficiens, l’une des quatre causes, marque la causalité d’une façon déterminante. Cela va si loin que l’on ne compte plus du tout la causa finalis, la finalité, comme rentrant dans la causalité. Causa, casus se rattachent au verbe cadere, tomber, et signifient ce qui fait en sorte que quelque chose dans le résultat « échoie » de telle ou telle manière. La doctrine des quatre causes remonte à Aristote. Cependant tout ce que les époques ultérieures cherchent chez les Grecs sous la représentation et l’appellation de « causalité » n’a, dans le domaine de la pensée grecque et pour elle, rien de commun avec l’opérer et l’effectuer. Chez les Grecs, il n’y a pas de pensée de la fabrication mise en relief pour elle-même. Ce que nous nommons cause, ce que les romains appelaient causa, se disait chez les Grecs aïtion : ce qui répond d’une autre chose. Les quatre causes sont les modes, solidaires entre eux, de l’ « acte dont on répond ». Un exemple peut éclairer la chose. L’argent est ce de quoi la coupe d’argent est faite. En tant que cette matière, (Ulé) il est co-responsable de la coupe. Celle-ci doit à l’argent ce de quoi elle est faite, elle l’a grâce à lui. Mais elle ne reste pas seulement redevable envers l’argent. En tant que coupe, ce qui est redevable envers l’argent apparaît sous l’aspect extérieur d’une coupe, et non sous celui d’une agrafe ou d’un anneau. Cela a une certaine forme. Il est donc en même temps redevable à l’aspect(Eidos) de sa forme de coupe. L’argent, dans lequel est entré l’aspect d’une coupe, l’aspect, sous lequel apparaît la chose d’argent, sont tous deux, à leurs manières, co-responsables de la coupe sacrificielle.
Un troisième facteur cependant demeure avant tout responsable de la coupe. C’est ce qui l’inclut au préalable dans le domaine de la consécration et de l’offrande. Elle est ainsi définie comme chose sacrificielle. Ce qui dé-finit termine la chose. La chose ne cesse pas avec cette « fin », mais commence à partir d’elle comme ce qu’elle sera après la fabrication. Ce qui en ce sens termine et achève se dit en grec télos, mot qu’on traduit trop fréquemment par « but » et « fin » et qu’ainsi on interprète mal. Le télos est responsable de ce qui comme matière et de ce qui comme aspect est co-responsable de la coupe sacrificielle. Ce qui veut dire tout simplement que ce qui est le plus important c’est la finalité. C’est parce qu’il y a cette fin du sacrifice que tous le reste en ai commandé par l’artiste. La forme et la matière choisies. Ce qui est important dans la pensée grecque, c’est ce pour quoi on fait quelque chose.
Un quatrième facteur enfin répond aussi de la présence et de la disponibilité de la coupe sacrificielle achevée : c’est l’orfèvre ; mais nullement en ceci que par son opération il produit la coupe sacrificielle achevée comme l’effet d’une fabrication, nullement en tant que causa efficiens. En gros, pour Heidegger, on s’en fout de l’orfèvre chez les Grecs. Donc qu’est-ce qui compte ? C’est la finalité et non l’habileté de l’artiste. La doctrine d’Aristote ne connaît pas la cause que ce nom désigne, pas plus qu’elle n’emploie un terme grec correspondant.
L’orfèvre considère (il a les yeux vers l’eidos) et il rassemble les trois modes mentionnés de l’ « acte dont on répond ». Considérer se dit en grec legein, logos, et repose dans l’apophaivestai, dans le faire-apparaitre. (…) Le point essentiel est que nous prenions la pro-duc-tion dans toute sa portée et en même temps au sens des grecs. Qu’est-ce que c’est pour un grec de fabriquer quelque chose ? Poïesis : le faire-sortir, fabriquer et faire un être extérieur à soi. Une production, poïesis, n’est pas seulement la fabrication artisanale, elle n’est pas seulement l’acte poétique et artistique qui fait apparaître et informe en image. La phusis, par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi une production, une poïesis. Au fond, la pensée grecque de la fabrication est complètement déterminée par la nature. Prenons l’image d’une fleur : elle va produire un bouton, elle va s’épanouir, etc. Donc il est en train de nous dire la phusis, ce mouvement de la nature, ce qui fait que les choses s’ouvrent elles-mêmes, c’est une forme de production. La phusis est poïesis. Donc on a d’une certaine manière, activité de fabrication dans le même sens. Car ce qui est présent à en soi cette possibilité de s’ouvrir, qui est impliquée dans la production, par exemple la possibilité qu’a la fleur de s’ouvrir dans la floraison. Au contraire ce qui est pro-duit par l’artisan ou l’artiste, par exemple la coupe d’argent, n’a pas en soi la possibilité de s’ouvrir impliquée dans la production, mais il l’a dans un autre, dans l’artisan ou dans l’artiste. La différence entre la nature et la production , dans la nature il y a un mouvement interne, dans la production il faut qu’il y est un artisan.
Les modes du faire-venir, les quatre causes, jouent donc à l’intérieur de la pro-duction. C’est par celle-ci que, chaque fois, vient au jour aussi bien ce qui croit dans la nature que ce qui est l’œuvre du métier ou des arts. Cette conclusion est très claire pour ce qui concerne la conception naturaliste de la fabrication chez les Grecs. Pas du tout le culte de l’artiste, de mise en relief de ses aptitudes et de ses capacités.
La définition de la poïesis : Poïesis : c’est produire quelque chose.
L’extrait du Timée pour montrer que dans le Timée, il n’y a pas de pensée créationniste, comme l’a cru le moyen-âge, mais le Dieu du Timée on dit aussi de lui qu’il regarde vers les ????? de la même façon que l’on disait du producteur qu’il regardait vers l’eidos. « Voici du moins derechef ce qu’il faut examiner au sujet de l’univers, d’après lequel des deux modèles son architecte l’a t-il réalisé ? Est-ce d’après celui qui se conserve identique et uniforme, ou d’après celui qui est devenu ? Eh bien, s’il est beau, ce monde, et son ouvrier bon, de toute évidence, c’est vers le modèle éternel qu’il a regardé. » Chez les grecs, il y a toujours l’idée qu’il y a quelque chose de préexistant. Le dieu est soumis à l’intelligible, il le regarde, il le met en œuvre. « Lorsque fut entrepris l’arrangement de l’univers, le feu, tout au début, l’eau, la terre, l’air avaient bien déjà quelques traces de leur nature ; mais ils se trouvaient, certes tout à fait en l’état où l’on peut s’attendre à trouver toute chose, quand Dieu en est absent (c’est le chaos initial); Voilà quelle était alors leur condition naturelle, quand pour commencer, il leur donna une configuration au moyen des formes et des nombres. Déclarons donc que, dans toute la mesure du possible, en leur état le plus beau et le plus parfait, où ils ne se trouvaient point, le Dieu les constitua. » Ca c’est la « création » (il n’y a pas de création) du monde selon les Grecs, l’origine du monde. C’est la mise en ordre d’un désordre premier. Il y avait de la matière, qui était là, qui était le chaos, Dieu lui a donné configuration. Mais il n’a pas tiré du néant.
Au contraire la genèse, « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, l’esprit de Dieu planait sur les eaux. Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut. »

Maintenant que l’on a posé tous nos éléments, nous allons nous demander comment on est justement venu à penser l’artiste en créateur, mais avant de répondre à cette question, il faut se demander comment en est on venu à penser Dieu comme créateur. La thèse est que l’idée de l’artiste créateur n’a pas surgie comme cela, elle a surgit de quelque chose, un retravaille qui s’était effectué au moyen-âge, qui a permis déjà de penser Dieu comme artiste. Et ce retravaille, il se fait dans les textes de St Augustin. Il fallait d’une part penser Dieu comme artiste, il fallait aussi revaloriser l’artiste. On va voir comment cela a pu se passer aussi. C’est dans les textes de la renaissance que l’on va commencer à dire de l’artiste qu’il est un créateur, on ne va pas le dire au moyen-âge, on va préparer le terrain, avec cette idée d’art divin, d’ars divina.

St Augustin : « Cet art souverain du Dieu tout-puissant, art par lequel tout fut tiré du néant et qu’on nomme encore sa Sagesse, c’est également lui qui agit par les artistes, pour leur faire produire des œuvres belles et proportionnées. Toutefois, ils n’opèrent pas à partir de rien, mais d’une manière donnée. » On parle ici du Dieu-artiste, mais on fait aussi l’analogie avec l’artiste humain. Il est en train de dire que quand Dieu crée le monde, il agit comme un artiste. Mais à la fin Augustin dit : attention, les artistes n’opèrent pas à partir de rien, mais à partir d’une matière donnée. Là une fois encore, il rencontre le problème majeur, la création ex nihilo. Evidemment, ici, c’est la fin de notre analogie : car on ne va pas pouvoir dire que l’homme est capable de produire à partir de rien, on ne pourra pas dire de la créature qu’elle crée à partir de rien. Augustin très certainement pense aux sculpteurs, on va voir après que les exemples qu’il prend, c’est-à-dire souvent des exemples de sculptures. LA sculpture a un statut privilégié, autant longtemps, on n’a pas réussi à penser l’activité des peintres, parce que le peintre produit des images qui sont inconsistantes, c’est vraiment le reflet, l’illusion. Dans la philosophie antique, comme dans la philosophie du moyen-âge, quand on veut prendre un exemple d’art, c’est très souvent la sculpture. C’est assez intéressant, parce qu’à l’époque beaucoup plus proche de nous, il y a au contraire un refoulé de la sculpture, à travers la renaissance, on va écrire plein de texte sur les mérites comparés entre la peinture et la sculpture, ce que l’on appelle le fameux Paragone, qu’est-ce qui est supérieur entre la peinture et la sculpture, et la renaissance répondra systématiquement c’est la peinture. C’est la peinture, parce qu’elle peut même imiter les sculptures. Alors que l’on n’a pas vu une sculpture qui imite la peinture. Le peintre peut tout faire. La peinture est plus vivante, elle donne l’illusion de la vie. Mais, au moyen-âge, on pense toujours avec la sculpture, parce que la sculpture est vraiment la forme qui surgit de la matière, c’est beaucoup plus conforme au concept grec. St Augustin pense donc ici aux sculpteurs, et il affirme la chose suivante : l’art créateur de Dieu, se prolonge dans l’art humain. Mais il insiste bien : cet art humain n’est pas créateur. D’une part, parce que ce que l’artiste met dans son œuvre, il le reçoit de la sagesse suprême. Il y a un art divin qui a plus de puissance et d’excellence que celui de l’artiste humain. Mais surtout, parce que l’art humain, il ne peut se développer que dans la matière. Donc il y a une sorte de double dépendance. De l’artiste humain, qui est réaffirmé ici, prouvant qu’il n’est en rien créateur, d’une part il y a une dépendance par rapport à une matière à œuvrer, l’homme a besoin d’une matière à transformer, il ne peut pas créer à partir de rien. LA deuxième, et là on reste tout à fait dans une pensée qui est celle du moyen-âge, il ne peut pas non plus imaginer un artiste innovant, inventeur (au moyen-âge on ne signait pas les œuvres). On pense qu’il y a des modèles et des normes. Donc que l’homme lui-même reçoit de la sagesse divine les normes et les modèles, et qu’il ne les invente pas. Sur cette affaire de signature, au moyen-âge, on ne signe pas, sauf vraiment exception. Il peut y avoir dans une époque tardive, ce que l’on appelle les signatures cachées, ou des autoportraits cachés, ce qui est assez fréquent jusqu’au 15ème, on en a encore des manifestations chez Van Eyck. Sujet qui se dit sujet, et qui entend se représenter lui-même, et devenir pleinement acteur de ce qu’il fait. De la même façon il y a un principe sporadique, très exceptionnel, de la même façon, la pratique de la signature est tout à fait exceptionnelle, et souvent très cachée. Ce qui est important, c’est celui qui a commandité, ce qui est important, c’est celui qui a eu le projet, ce n’est pas celui qui a fabriqué. Ceux que l’on appelait les tailleurs de pierre, étaient des artistes polyvalents. Ils travaillaient en groupe, et ils étaient itinérants. Souvent ils allaient de chantiers en chantiers. Ils n’étaient pas strictement sculpteurs. Tailleur de pierre, sculpteurs. On n’était pas non plus strictement peintre : on n’était peintre, et souvent on était orfèvres, il y a une polyvalence qui a continué jusqu’à la renaissance, puis il y a eu une spécialisation des artistes. Un artiste comme Botticelli par exemple, il n’a pas commencé par être peintre, il a commencé en tant qu’orfèvre. Donc déjà une moindre spécialité, d’autre part un travail en groupe, donc on est une équipe. Troisièmement, une tradition plutôt de la communication des savoir-faire par le secret, au départ, il y a les secrets que se transmettent les ouvriers dans la loge. Dans ce contexte là, il n’y a pas du tout l’idée de quelqu’un qui s’exprimerait d’abord en son nom propre. Il y a encore l’idée d’une soumission par rapport à un ordre extérieur, si l’art existe, c’est pour une célébration religieuse. Donc la personnalité de l’artiste ne peut pas être mise en avant, l’artiste est soumis. Pas du tout l’idée que l’on était un individu singulier, il fallait s’installer dans la transmission, dans la co-discrétion, on recevait des choses, et l’on travaillait en commun. Donc c’est très rare que l’on ait des signatures. On sait juste que c’est l’atelier untel qui est passé là. Il y a des traditions d’atelier, il y a un travail anonyme qui est fait dans la communauté. C’est l’idée que l’on est au service de Dieu. On est déjà au service du commanditaire, mais on est surtout au service d’une finalité religieuse. Et a ce moment là, on ne peut pas affirmer son individualité créatrice. Et pour ces mêmes raisons, on n’a pas d’autoportrait avant une certaine époque aussi, pour l’artiste, revendiquer son identité, sa singularité, cela ne peut pas se faire avant qu’il y ait des modifications sociologiques.
Chez St Augustin, on retrouve cette idée de dépendance. L’artiste continu à être dépendant. Un artiste que l’on n’appelle pas encore artiste, plutôt artisan. Il est dans cette même dépendance, comme chez les Grecs, d’une part par rapport à des normes et des modèles qu’il reçoit de Dieu, il ne peut pas les inventer, d’autre part dépendance par rapport à la matière, puisqu’il ne peut pas créer à partir de rien, au fond il n’y a pas de création, mais plutôt une transformation. Insistons sur le point que cette double dépendance n’a nullement pour conséquence une dévalorisation de l’art humain. Tout au contraire, St Augustin ne cessera de montrer que l’art humain prolonge à sa façon l’art divin. Il est donc éminent. C’est une conception qui a de lourdes conséquences. D’abord, dans une telle approche, l’art humain devient une forme de relation à Dieu. Si l’on étudie les procédures de l’art humain, on doit pouvoir remonter jusqu’à l’art divin et d’une certaine manière le fondement. Il y a l’idée que l’art humain est l’image de l’art divin. Il y a une forme de reproduction, et donc c’est une relation à Dieu. Deuxième conséquence importante, c’est que le statut de l’œuvre change radicalement. Là on est aux antipodes de la pensée grecque classique. La relation entre l’œuvre et son producteur change radicalement. L’œuvre renvoie à celui qui la faite. A partir du moment où l’on a commencé à penser la fabrication humaine sur le modèle de la fabrication divine, la création de Dieu, renvoie au créateur : Dieu. Donc la fabrication de l’homme, renvoie à l’homme qui a fabriqué les choses. Et là, on est très loin de la pensée grecque. Voilà que l’on a une place, une considération, pour l’artiste lui-même. Celui qui n’était qu’un relais, qu’un intermédiaire dans la pensée grecque. Tout cela a quand même ses racines dans le néo-platonisme. Ce n’est pas St Augustin. Lui est un lecteur du néoplatonisme, de Plotin. Plotin est un héritier du platonisme. C’est ce que l’on appelle le néo-platonisme. Plotin avait ouvert la voie à une autre conception de l’œuvre, et surtout de l’artiste, des relations entre l’œuvre et le modèle. Il reprend tout simplement Platon, l’œuvre d’art, c’est une copie de copie, etc. Plotin, va commencer à dire que lorsqu’il y a une beauté qui est la beauté intelligible. : Celui qui dit que l’art imite la nature n’a rien compris. Car l’art dépasse la nature. L’artiste n’imite pas la nature, il imite la beauté intelligible. L’artiste n’est pas un imitateur du monde sensible, un artiste crée une beauté qui est supérieure à la beauté sensible, qui est une image de la beauté intelligible. Chez Plotin, il y a le monde intelligible, la beauté intelligible, la vraie beauté, rayonnante ; il y a la beauté crée par les artistes, l’artiste idéalise. Il produit une forme de beauté supérieure à ce qui n’existera jamais dans la nature. Donc ce qu’il fait n’est pas l’imitation du sensible, c’est qu’il est en train d’idéaliser le sensible, et d’une certaine manière il nous reconduit vers l’intelligible. L’artiste a dans sa tête son projet, une idée de la beauté qui est supérieure à la beauté qui existe vraiment. Ces thèmes là vont être très important au 16ème c’est pour cela que l’on les retrouvera à propos de Raphaël et l’idéalisation dans la théorie artistique italienne du 16ème, toute la question de l’idea, qui consisterai à dire, l’artiste est grand, parce qu’il a un accès à un ordre de chose et un accès à la beauté que n’a pas le commun des mortels. Et par son activité, il ne reproduit pas le mode qui existe, il l’idéalise. Il est en train d’inventer une beauté supérieure. Cette affaire de Plotin est très importante. Parce que cela renverse complètement l’édifice Platonicien, et cela met l’art dans une situation où il devient un moyen d’accès privilégié à la beauté intelligible. On voit que tout l’art des icônes et tout l’art des icônes est fondé la-dessus. L’activité artistique, est très importante parce qu’elle permet de remonter jusqu’à Dieu. Les chrétiens diront que l’art est ce qui permet de produire une beauté qui autorise à remonter jusqu’à Dieu. C’est la définition d’icône. C’est la définition de tout l’art du moyen-âge, qui doit chercher une forme de beauté resplendissante, attrayante, lumineuse, c’est une sorte de reflet de la beauté de dieu et de la beauté du monde. Donc on voit que l’on est par encore là à dire que l’artiste joue un grand rôle. Mais, il y a déjà la porte ouverte pour une autre considération des choses, on a cassé le cadre platonicien. C’est un artiste, pas encore créateur, mais qui peut conduire jusqu’à la beauté intelligible. Il n’en demeure pas moins que la beauté produite par les hommes est inférieure, parce qu’il y a un rapport à la matière. Plotin dira : la matière est le mal. La matière c’est l’opacité, c’est ce qui n’a pas de formes, la menace du chaos. Donc évidement l’artiste travaille sa matière, l’exemple surtout est le sculpteur, donc nécessairement c’est une activité inférieure. La beauté qu’il produit est peut-être supérieure, il n’y a pas de plus belle femme que l’Athéna produite par Phidias, il n’empêche qu’elle reste inférieure à la beauté intelligible. Donc cela n’est jamais qu’une trace, un équivalent, un reflet. C’est très paradoxale : parce que d’un côté on valorise l’œuvre d’art, mais c’est en même temps pou inciter à la traverser, pour remonter à ce qui est à la source. C’est tous le paradoxe de l’icône. L’icône resplendit, elle est dorée, elle est faite avec soin, mais elle doit être juste ce à travers quoi il y a une relation possible vers Dieu. Donc c’est une conception de l’art très symbolique. Il y a un deuxième paradoxe, d’une certaine manière, cela veut dire que Raphaël, même si il n’avait pas de mains, il serait quand même très grand, c’est-à-dire au fond la représentation de la beauté et à l’intérieur de l’artiste ou plutôt est-ce parce qu’il produit quelque chose ? Alors là on va dire au 16ème que c’est ce qui provient de lui. Donc Raphaël est grand parce qu’il a une idée de la beauté, ou parce qu’il fait ? on dira parce qu’il a une idée de la beauté. Donc Raphaël il pourrait être sans mains, cela ne serait pas grave. Une idée de la beauté qui resterait purement intelligible. C’est ambigu, parce que d’un certain côté, on revalorise l’activité artistique, on casse le cadre de ?????, qui empêchait toute pensée de l’œuvre et de l’artiste, donc de la personne de l’artiste ; mais d’un autre côté, on est là dans une situation de dépendance. Les artistes sont capables de produire une beauté supérieure au monde sensible, donc ils sont admirables. C’est à partir de ce moment là que vont naître les légendes d’artistes. Produisent une beauté supérieure. L’idée de la beauté idéale. Ils prenaient des choses dans le sensible, on l’idéalisait et on arrivait à la beauté parfaite.
Donc les théories de St Augustin viennent du néo-platonisme, mais on voit qu’Augustin va beaucoup plus loin qu’était allé Plotin. Augustin montre qu’il est très loin de la pensée grecque de l’œuvre et de la fabrication, et que désormais, une œuvre d’art va renvoyer forcément à celui qui la produite. Donc le regard ne va pas s’arrêter en elle, il doit être mis en mouvement.
Dieu est un artiste, Dieu est créateur, et l’œuvre est le monde. Cela veut donc dire que Dieu est infiniment supérieur à ce qu’il a produit. Peut-on aller plus loin en disant que c’est pareil dans l’art humain ? Cela veut dire que l’artiste est infiniment supérieur à son œuvre ? D’une certaine manière, en filigrane, il y a chez St Augustin cette idée qui commence à se faire jour, et que la plus haute fonction de l’œuvre c’est d’exprimer son auteur. St Augustin : « Malheur à tout ceux qui t’abandonnent, toi le guide, et s’égarent parmi tes vestiges, ceux qui aiment tes signes au lieu de toi, et oublient ce que tu leurs signifies, O sagesse, lumière très douce de l’esprit purifié ! Car tu ne cesses de nous signifier qui tu es et quelle est ta grandeur, et tes signes sont toute la parure des créatures. L’artiste aussi, en quelque sorte, fait signe au spectateur de son œuvre, précisément par la beauté de son œuvre, pour qu’il ne s’y attache pas exclusivement, mais qu’il parcoure des yeux la forme de la matière façonnée afin de reporter son sentiment sur celui qui l’a façonnée. Mais les hommes qui aiment ce que tu fais au lieu de toi sont semblables à des gens qui écoutent un sage disert : ils écoutent trop avidement la douceur de sa voix et l’agencement des syllabes bien posées, et ils perdent la prééminence des idées dont les mots sonores sont les signes. » Il y a plusieurs analogies les unes dans les autres. C’est ce qui est au fondement de toute la querelle autour des images, le grand argument des iconoclastes c’était de dire attention, on va se perdre dans la contemplation de l’image, et on va oublier que l’image n’est simplement qu’une image. Donc on va oublier d’adorer Dieu, parce que l’on va s’arrêter à l’idolâtrie, à l’adoration de l’image pour elle-même. St Augustin dit que c’est un peu la même chose que quand on écoute quelqu’un qui parle bien, on va être séduit par la voix, la douceur, la rhétorique, etc., et puis on ne va absolument pas faire attention aux mots. Il ne faut pas oublier le sens des choses. Les sons ne sont jamais que des signes. Or le danger, c’est de s’arrêter aux signes. Ce qui compte dans le discours, c’est le sens du discours. De la même façon St Augustin dit malheur à ceux qui seraient là, et qui ébahies par la beauté de la création et qui ne verraient que le monde et le beau, et qui oublieraient que c’est toi qui a tous fait. La moindre créature est la manifestation de Dieu. C’est ce qu’Umberto Ecco appelle le pancalisme dans l’époque médiévale. Les hommes de l’époque médiévale voyaient la beauté de Dieu partout. Attention St Augustin dit qu’il ne faudrait pas s’arrêter à cela, contempler la beauté du monde et oublier le message. On voit l’œuvre, mais il ne faut pas oublier l’artiste. Voilà que l’artiste cesse d’être complètement dans l’obscurité. St Augustin est en train de dire que le pouvoir de faire œuvre est plus important que l’œuvre. Parce que l’œuvre, d’une certaine manière, elle reconduit vers celui dont elle est issue. Elle reconduit vers l’esprit de son auteur.

On va maintenant voir un petit peu plus précisément ce qu’est cet ars divina.

« Un ouvrier fabrique un coffre, il possède tout d’abord le coffre dans son art, car s’il n’avait pas le coffre dans son art, d’où le tirerait –il quand il le fabrique ? Mais le coffre n’est pas dans l’art de la même manière ???????????????. Dans l’art c’est invisiblement qu’il existe, dans l’œuvre c’est visiblement qu’il existera. Voici maintenant qu’il a été fait. A t’il cessé pour autant d’être dans l’art ? Non il y a le coffre qui a été fait, celui qui est dans l’art demeure. Le premier peut s’ouvrir, mais à partir de celui qui est dans l’art tout peut être encore fabriqué. Distinguez donc le coffre dans l’art et le coffre comme œuvre, Le coffre comme œuvre n’est pas vie, le coffre dans l’art est vie car l’âme de l’artiste est vivante, c’est elle qui renferme tout cela avant de le produire au dehors. » Alors là on ne parle pas de Dieu, on parle de la fabrication humaine. L’idée qui a déjà été développée par St augustin est : L’art divin est en Dieu. C’est le verbe. Et cet art divin, il est inaltérable. En lui les choses sont palabrées, avant d’être crée, exprimée au dehors. Et puis il y a la création de Dieu, par l’art divin dans la vie. Pour faire comprendre cette dissociation, il va se servir de l’analogie avec la création humaine. Ces théories n’ont d’autres buts que d’essayer de considérer ce que l’on peut appeler l’exemplarisme antique, c’est-à-dire l’idée qu’il y a de l’idée intelligible, et puis le créationnisme chrétien. Et tout cela ne va pas ensemble. Ils essayent de greffer l’idée de la création ex nihilo sur le thème intelligible de Platon, et évidemment, cela ne marche pas. La plupart des théologiens du moyen-âge se questionnent : comment associer l’idée d’un Dieu créateur, au monde intelligible ? et parvenir à faire arriver ensemble ses références qui ont l’air si éloignée l’une de l’autre. Donc là, nous allons nous servir du néo platonisme, et la dissociation beauté intelligible, beauté dans l’esprit, et Augustin reprend cet article et dit de la même façon quand un artisan fait un coffre, il a projet, une idée dans sa tête. Puis après, il fait son coffre. La création dans l’art, qu’il appelle l’art divin, inaltérable, il vient de Dieu. Voilà que l’intelligible est devenue l’art. Et puis il y a après la création faite par Dieu. Le sens de l’analogie : il y a un coffre qui est fabriqué et qui se montre aux yeux. Celui là, il est périssable, il peut pourrir, on pourra en faire un autre, il y aura de multiples coffres possibles. Mais qu’est-ce qui restera dans la tête du fabricant de coffre, le coffre qu’Augustin appelle dans l’art. Donc l’idée de coffre d’une certaine manière. Le coffre dans l’art ne se montre pas aux yeux. Mais c’est à partir de là, que l’artisan sait ce qu’il a à faire. Donc on voit que l’on récupère la philosophie grecque, l’idée que l’on regarde les idées, on récupère le néo-platonisme, et à partir de là, on essaye de greffer le créationnisme sur l’exemplarisme. Ce qui est important, c’est qu’il y a évidemment un certain nombre de conséquences. L’idée qu’il y a un coffre modèle et un coffre matériel, un coffre physique soumis à la dégradation contrairement au coffre premier pensé. Le fait que d’abord, il y a comme nous le disions tout à l’heure, la fameuse doctrine de l’ars divina, cela permet au dessin de prendre la place de l’intelligible platonicien. Dans l’art divin dit-il, tout est inaltérable, immuable, éternel, on va retrouver des caractéristiques de l’idée platonicienne, mais attention, l’art fait œuvre quand il produit des choses sensibles et périssables. Alors il faut aller jusqu’au bout de cela. Augustin ne le fait pas. Cela voudrait donc dire que toute création est un déclin, une défaillance. Et quand il pense dans le domaine humain, là il n’y a pas d’ambiguïté, il va jusqu’au bout. Si on passe au plan humain, on n’obtient des propositions qui sont sans ambiguïté. Encore l’exemple de l’architecture, qui est un exemple privilégié. « La maison que construit un architecte, était d’abord dans son art. Et là elle était meilleure. Sa vétusté, sa ruine possible, (l’architecte à ses plans dans sa tête, et il représente des maisons qui ne sont pas périssables, qui sont immuables.) Cependant, pour manifester son art, il produit une maison. (Cela devient évidemment sensible)Et si cette maison s’écroule, l’art demeure. » c’est-à-dire qu’il y a eu la réalisation, qui est forcement périssable. Mais après, il n’en demeure pas moins architecte, il aura encore la capacité de faire des maisons. Alors, si on allait jusqu’au bout, cela voudrait dire que les choses sont plus belles en Dieu que lorsqu’elles existent. Mais alors continuons : pourquoi Dieu a-t-il crée ? Pourquoi il a crée, si c’est d’une certaine manière inégale à la source, quand c’était en Dieu dans cet art divin, il n’avait pas besoin de produire. Il n’y a pas de réponses. Il y a seulement Malebranche, fin 17ème siècle, qui va aller jusqu’au bout, car il dira qu’il y a eu une fonction basse et humiliante du créateur. Cela personne ne l’a vu avant lui. Malebranche dira que c’est humiliant pour Dieu de créer. Il a du créer quelque chose qui était périssable, qui était forcément inférieur très largement à lui, Il n’y a pas de louange de la création, il faut aller jusqu’à Dieu pour dire que c’est une condition basse de Dieu.
Deuxième conséquence, qui paraît importante par rapport à notre thème, on l’a déjà dit, mais il faut vraiment le souligner, c’est qu’on voit apparaître l’idée qu’il il y a une supériorité infinie de l’artiste sur l’œuvre. Cela est fondamental. Nous voulons dire par là que au fond, même si nous n’en avons pas conscience, notre pensée moderne de l’artiste est de part en part chrétienne. On est donc aux antipodes de Schaeffer. Au moins, ce n’est pas du tout se débarrasser de la conception chrétienne. Elle est de part en part chrétienne. Et elle a été rendue possible par cette lecture chrétienne de la philosophie grecque. Donc supériorité infinie de l’artiste sur son œuvre, puisque si on suit l’analogie, Dieu lui est toujours au-dessus de son œuvre. Notre fabricant de coffre, notre sculpteur, notre architecte, l’art demeurera intact en lui. Donc il sera toujours supérieur à l’œuvre qu’il crée. On voit que dans la pensée chrétienne, même très analogique de l’artiste, on ne peut pas dire qu’il y a des textes qui y sont consacrés. Cela serait faux. Ce qui intéresse st Augustin, ce ne sont pas les hommes. Ce qui l’intéresse, c’est de penser Dieu, la création, et d’aller jusqu’au bout de cette pensée chrétienne d’une création ex nihilo. Chemin faisant, il se sert d’analogies, mais on voit que c’est dans ce cadre chrétien qu’il y a la possibilité d’une émancipation de l’artiste. Et surtout, la possibilité d’une considération de l’artiste. On est en pas encore là, Augustin ne dit pas que l’homme est créateur, Augustin ne dit pas l’artiste est grand, il est supérieur à son œuvre, mais d’une certaine manière, c’est la conséquence qui apparaît comme logique. D’une certaine manière, il faut aller jusqu’à dire que la peNsée d’un artiste souverain, d’un artiste ayant la primauté sur son œuvre, d’une œuvre qui exprime la nécessité intérieure de l’artiste (Kandinsky), l’idée qu’il y a une importance du creuset de l’idée de l’artiste avant la réalisation, tout cela est d’une certaine manière rendue possible par le christianisme, et que cela s’enracine dans une certaine conception de la création divine. Donc on voit encore une fois qu’à partir du moment où l’on pense dans certain terme, la cosmogonie, on pense aussi dans des termes analogiques, comparables à la création humaine. Même si St Augustin ne va pas jusqu’au bout. Le cadre est là, et ce sont les gens de la renaissance qui vont s’en servir. Parce qu’eux, ils ont une idée de la supériorité de l’homme, l’humanisme, dans sa formulation la plus simple, qui va leur permettre de tellement chanter la louange de l’homme, qu’ils pourront franchir les limites, et dire : l’homme est créateur. St Augustin en disant Dieu est un artiste, il pense cela à travers ses termes platoniciens, la supériorité de l’artiste sur son œuvre, il ouvrait la voie à une autre approche de l’artiste. Il allait pouvoir montrer qu’en ayant la maîtrise, l’artiste a primauté sur ce qu’il produit. Donc l’artiste est plus grand que ce qu’il fait. L’artiste est capable d’inventer et d’innover, car il est créateur. Et finalement, il sera comme Dieu. Il pourra donc ouvrir vers des mondes inouïs, des mondes qu’il tirera de son propre fond, des mondes qu’il inventera et qu’il projettera son intériorité, son imaginaire, et se sera le triomphe de la singularité en art. Cette extraordinaire affirmation que l’homme est un créateur. L’homme ressemble à dieu dans l’activité même de la création. Il y a une ressemblance dans l’action créatrice de l’artiste et celle du Dieu créateur. En d’autres termes, faire de l’homme un dieu. L’artiste poussera jusqu’à son extrême cette thèse humaniste. Cette supériorité de l’homme, l’idée d’un homme dieu, c’est tout le temps présent dans les grands textes à la louange de l’homme à la renaissance. Penser l’histoire des figures de l’artiste en occident à travers l’histoire du sujet. Au moment même où l’on est en train de donner une nouvelle définition, une autre approche de la liberté, une manière pour l’homme de se porter dans le monde ; que ce soit justement à cette époque où il y a eu tellement de développements artistiques, qu’il y eut tant de bouleversements dans la représentation de l’artiste.

Il y aurait de nombreuses références pour la renaissance, nous allons en garder deux principalement, la première c’est Marcile Ficin 1433-1499, et le second est Nicolas de Cuse1401-1464.
Marcile Ficin est le grand traducteur de Platon, c’est lui qui a fait la première Académia, sur le modèle de laquelle ont été pensée les premières académies de peintres et d’artistes. Avant les académies de peintres et d’artistes, il y a eut des académies de lettres.
Nicolas de Cuse est un humaniste très important.
Commençons par Marcile Ficin : lui ne parle pas exactement d’homme créateur, mais il va nous mettre sur le chemin.
Et puis Nicolas de Cuse, lui ira jusqu’au bout, il parlera d’homme créateur.
Il y a un texte qui est important de Marcile Ficin : Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes. Dans ce texte là, Marcile Ficin va arriver à dire l’homme est grand et il est proche de Dieu. Il essaye de montrer, par tout les arguments possibles que l’homme a une proximité particulière avec Dieu, et que son âme est très grande. Parmi ces arguments, il y en a un qui est important : il dit l’homme est grand parce qu’il est homme de l’art. En 1460, il n’emploie pas art au sens de beaux-arts, il emploie art au sens très large. L’homme est grand parce qu’il a les savoir-faire. C’est parce que l’homme est un être capable d’exercer des arts, qu’il est grand. Ici le livre important est celui de Protagoras : l’histoire qu’à l’origine du monde il y avait tous les animaux, qu’ils ont fait la queue pour qu’on les dote. Mais en fait quand l’homme arriva en dernier, tout fût déjà distribué. Les Dieux disent à Prométhée et Protagoras : vous allez donner aux animaux toutes les qualités et les caractéristiques pour qu’ils soient mieux dotés, parce qu’ils étaient tous tout nu. Donc faites attention, parce qu’il faut en garder pour tout le monde, et puis il faut arriver à être à peu près équitable. Si vous donnez la fourrure à l’un, vous ne lui donnerez pas les griffes, si vous avez donné les griffes à l’un vous ne lui donnerai pas le bec, etc. vous vous arrangez pour que cela soit à peu près équitable, parce que sinon il y aura une race qui sera supérieure aux autres. Alors ils commencent à distribuer, avec ce souci de bien équilibrer. Prométhée signifie étourdi en grec. Voilà que l’homme arrive, le dernier, il n’y a plus rien, il est tout nu, il n’a rien du tout. Alors là, ils sont vraiment très ennuyés. Alors là Prométhée se dit : c’est pas grave, je vais arrangé le truc, je vais aller voler le feu aux Dieux. Il a compris que si il donne le feu, ils n’auront pas besoin de fourrure et tout cela, ils pourront tout transformer. Ils ont le feu, ils pourront cuire les aliments, etc. On leur donne le feu mais aussi la politique, la capacité de vivre en société.
Le mythe de Protagoras est tout le temps là à la renaissance. Ficin dit que d’une certaine manière, c’est là que Dieu a montré le privilège de l’homme, parce que justement, il a donné aux hommes la capacité de cultiver tous les moyens. L’homme n’est peut-être pas omni-technetes, il ne peut pas faire tout à la fois, ce n’est pas forcement l’homme orchestre, mais au moins, il va tous les recevoir de manière potentielle. Deuxième grande idée de Ficin, c’est que l’homme à la différence de l’animal, il exerce les arts, grâce à la raison et non par l’impulsion de la nature. « L’homme est admirable parce qu’il a l’art au sens large (la technè au sens large). Chose admirable, les arts humains fabriquent par eux-mêmes ce que fabrique la nature elle-même. L’homme est le rival de la nature. Comme si nous n’étions pas les esclaves de la nature, mais ces émules, en un mot l’homme imite toute les œuvres de la nature divine, et améliore et corrige les œuvres de la nature. » Voilà que l’émulation avec la nature va devenir progressivement une émulation avec Dieu. « La substance de l’homme est presque semblable à la nature divine, puisque par l’humain, c’est-à-dire par sa réflexion, et son art, l’homme se gouverne lui-même. » On est en plein dans le thème humaniste. C’est par-là que l’homme est devenu semblable aux Dieux. Et ils allaient jusqu’au bout, il domine tous les vivants, il est une sorte de Dieu sur terre. Et il est aussi divin dans sa manière de façonner et de transformer tout ce qui l’entoure.

160205
Le surgissement de ce thème de l’homme créateur à la renaissance, avant d’aller voir des exemples dans ce qu’on appelle la littérature artistique, car l’esthétique n’existait pas. A la renaissance, la théorie de l’art est faite principalement par des artistes. Catégorisation de l’artiste comme créateur.
Marcile Ficin 1433- et Nicolas De Cuse. 1401-1469.
Marcile Ficin était très proches des peintres de Laurent de Médicis, et du cercle de Botticelli. C’est le néo-platonicien de l’époque. C’est par lui qu’a transité le savoir, ce qui fait que Botticelli comme Michel-ange on pu avoir accès à se savoir platonicien. Le mythe de Protagoras. Une conception prométhéenne de l’homme. Puisque dans le mythe de Protagoras, est mis en scène Prométhée. Ce mythe ressurgit à la renaissance, il vient de l’antiquité, il est raconté dans le dialogue de Protagoras de Platon, il ressurgit très volontiers sous la plume des théoriciens de la renaissance, parce qu’il vient très bien conforter cette tentation de l’homme maître de son destin, possesseur des techniques que l’on appelle encore à l’époque, au sens antiques : les arts, les techniques, les métiers. Tout ce qui est capacité de transformation de l’homme, et qui va permettre donc, de chanter ses louanges. On comprend pourquoi ce mythe antique, qui est d’ailleurs souvent illustré dans la gravure, dans les emblèmes à la renaissance, le voleur de feu, celui qui s’est emparé d’une certaine manière, auprès des dieux, de la capacité à transformer la nature, et donc à la dominer et à la maîtriser. Ce mythe de Prométhée est donc un des supports privilégiés de l’affirmation humaniste et de la reconnaissance du thème de la dignité de l’homme. Marcile Ficin, dans son texte Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, revient sur cette histoire et la reprend à son actif, en montrant d’une certaine façon que l’homme se sépare de l’animal, non pas tant parce qu’on lui a donné les arts, il explique qu’il a donné des aptitudes et des arts à chacun des animaux aussi, mais surtout parce qu’il y a une polyvalence humaine. C’est un thème aussi très important à la renaissance, l’homme virtuellement peut exercer tous les arts. Il y a chez lui une indétermination. Lorsque Pic de la Mirandole s’adresse à l’homme directement en disant Oh Homme je t’ai placé au centre du monde, en ne te donnant aucune qualité, je ne t’ai rien donné de particulier, l’homme nu, le désarmé, l’impuissant. Mais on ne lui donne rien, et en même temps, on lui donne tout. Ce que dira Pic de la Mirandole, dans le fameux discours sur la dignité humaine : je ne t’ai donné aucune qualité particulière pour que tu les aient toutes, tu dois forger toi-même ta propre statue. Cette métaphore très connue c’est-à-dire tu es libre de te donner l’apparence que tu veux. Si tu veux être une bête tu peux être une bête, si tu veux être proche des anges, tu peux l’être, tu peux te façonner à ton gré parce que tu n’es pas déterminé. Alors évidemment ce thème de l’indétermination de l’homme va complètement à l’encontre de la conception médiévale et chrétienne de l’homme qui donnait un être très démuni, soumis au pouvoir et aux décisions divines, et enfermé dans ce que le moye-âge appelait la hiérarchie des êtres. C’est ce que l’on voit parfois illustré au portail des cathédrales, l’idée qu’il y avait une pyramide des êtres, des moins nobles jusqu’au plus noble, les moins nobles sont les cailloux, tout ce qui est minéral, après vont rentrer le règne des plantes, après vont rentrer le règne des animaux, puis ensuite les animaux à commencer par l’huître, qui est toujours considérée comme le degré zéro de l’animalité en philosophie. En haut de la pyramide il y a évidemment l’homme. Mais dans la conception médiévale, il y a une sorte de fixité. Chacun à une place qu’il doit occuper dans l’univers en fonction de cette position hiérarchique voulue par Dieu. Donc l’homme est souvent présenté comme un être de faiblesse. Qui ne peut pas prendre en main son propre destin, parce que d’une certaine manière, d’abord il est frappé par le pêché originel, et d’autres part, il est soumis aux déterminations divines. On retrouve donc l’idée exprimée chez Platon d’un homme marionnette dans les mains de Dieu, alors les chrétiens ne diront pas exactement cela, mais ils diront : l’homme ne domine pas son histoire d’une certaine manière, il ne peut pas changer son destin. Il répond au plan de Dieu, qui est ce fameux plan de la providence, de Dieu qui a tout vu à l’avance, et qui a tout fixé à l’avance. Si bien que les hommes n’ont pas en main leur propre histoire, ils ne peuvent pas décider du destin et de leur propre vie. Modification radicale à la renaissance, qui va prendre ses racines dans des textes antiques, et en particulier celui du mythe de Protagoras, qui permet de réaffirmer une sorte de plasticité originelle de l’être humain. L’être humain est plastique, il peut se déterminer comme il veut, il peut choisir vraiment son destin, il peut faire ce qu’il veut. D’où l’affirmation d’une liberté absolue de l’homme, d’une maîtrise de l’homme, maître de son destin. Ce qui est intéressant c’est justement cette articulation qui s’opère entre ces thèmes humanistes, et la réaffirmation de la possession par l’homme des arts. C’est précisément parce que l’homme possède les arts, c’est-à-dire les techniques, et qu’il n’est pas un être spécialisé, qu’il n’est pas enfermé dans un instinct, dans une réponse déterminée, même si en droit il a accès à la totalité des arts, c’est justement parce qu’il est un être libre, et qu’il va pouvoir choisir par libre impulsion, comme on dit à la renaissance, et non pas par nécessité de nature, la liberté d’exercice d’un art. Voilà que l’on découvre que c’est à travers l’idée de l’exercice des arts et des techniques, que l’homme peut se faire le rival de Dieu. On voit comment ce thème de la liberté se rattache à l’exercice des arts, et ne fait plus qu’un à partir du thème de Protagoras. Là on est encore dans cette pluralité des arts. Arts au sens de Technaï, aussi bien la métallurgie, que le tisserand, que l’orfèvre, etc. « Chose admirable : les arts humains fabriquent par eux-mêmes ce que fabrique la nature elle-même. Comme si nous n’étions pas les esclaves de la nature, mais ces émules. (on voit déjà poindre le thème que l’on attribue toujours à Descartes, l’homme maître et possesseur de la nature, mais les hommes de la renaissance l’avaient dit avant. ), En un mot, l’homme imite toutes les œuvres de la nature divine, et parfait corrige, améliore les œuvres de la nature elle-même. La puissance de l’homme est presque semblable à la nature divine, puisque par lui-même, c’est-à-dire, par sa réflexion et par son art, l’homme se gouverne lui-même. »Marcile Ficin. On réactive la présence de la rationalité. Mais surtout on affirme que c’est à travers ses exercices de techniques, que l’homme peut rivaliser avec la nature divine, créatrice. Le thème de la liberté, l’homme se gouverne lui-même. Le thème de l’homme à la barre, celui qui dirige son bateau. L’homme tient la roue de la fortune. La roue de la fortune est un très vieux thème. C’est un thème de l’antiquité qui est très souvent illustré au moyen-âge. L’idée que la roue tourne. C’est l’instabilité de la fortune. A la renaissance, ce qui est intéressant, c’est qu’au moyen-âge, il y a une personnification de la fortune, le pauvre homme est attaché à la roue. A la renaissance, voilà que l’homme prend le gouvernail. C’est lui qui dirige la roue de la fortune. L’homme a en main son destin.
La conclusion pour montrer que d’une part, Ficin ne dit pas exactement que l’homme est créateur, mais il en fait une image de Dieu. Il est comme Dieu lui-même qui est l’artiste de la nature. Deuxième chose importante, c’est que l’on voit que l’analogie artistique qui au moyen-âge est utilisé pour montrer toute la distance : parce que Dieu est un artiste, l’homme d’une certaine manière était très loin de lui parce que lui surgirait d’une matière, il ne peut pas tirer les choses du néant, etc., à la renaissance, cette analogie se retourne complètement contre cette intention initiale, et alors qu’au départ, elle était au service d’une intention qui vidait à montrer la grandeur incommensurable de Dieu, à la renaissance, c’est au contraire à travers cette analogie, que va être pensée la proximité de Dieu et de l’homme. Donc au lieu d’utiliser l’analogie pour montrer toute la distance qui sépare l’homme de Dieu, cette analogie va être déployée pour penser la proximité de l’homme avec Dieu lui-même. Retournement dans l’utilisation de cette analogie artistique, et cela est déjà réalisé par Marcile.

Nicolas de Cuse : Lui va vraiment caractériser l’homme comme créateur, il va franchir un pas de plus. « Considère qu’Hermès Trismégiste dit que l’homme est un second Dieu. Car, de même que Dieu est le créateur des êtres réels et des formes naturelles, de même l’homme est le créateur des êtres et des formes artificielles. Ceux-ci ne sont rien d’autre que des ressemblances de son intellect, comme les créatures de Dieu sont des ressemblances de l’intellect divin. C’est ainsi que l’homme possède un intellect qui est une ressemblance de l’intellect divin dans l’acte créateur. (in créando). De là vient qu’il crée des ressemblances de ressemblances de l’intellect divin, comme les figures artificielles extérieures sont des ressemblances de la forme naturelle intérieure. Ainsi il prend la mesure de son intellect par la puissance de ses œuvres, et par là il prend la mesure de l’intellect divin, tout comme on mesure la vérité par son image. » Nicolas de Cuse : Idiota de Mente. C’est Platon Christianisé, Platon retourné contre lui-même, avec ce thème du créateur. Donc ce qui est important, c’est l’occurrence du terme : l’acte créateur, l’homme est un second Dieu, il a le pouvoir de créer des êtres artificiels. De même que Dieu a crée la nature, l’homme a son tour est créateur. Puisque l’homme est à l’image de Dieu, Dieu a crée la nature, alors l’homme crée des êtres artificiels à son tour. Le pas est fait. Le pas étant fait, l’expression va désormais devenir une sorte de lieu commun, de topos, de la littérature artistique.
Alberti : De pictura, 1435. La fascination d’Alberti sur l’origine de la peinture. Le premier grand ouvrage de réflexion sur la peinture en générale, sur la perspective aussi, et l’examen des pouvoirs de la finalité de la peinture. « Comme l’application qu’il faut mettre à cette étude risque de sembler trop pénible aux jeunes gens, je pense qu’il convient ici de montrer que la peinture mérite pleinement que nous lui consacrions notre travail et notre attention. (la nous sommes dans un processus très rhétorique, mais qui s’explique parce qu’à la renaissance, il faut justifier la noblesse de la peinture) Elle a en elle une force tout à fait divine qui lui permet non seulement de rendre présent, comme on le dit de l’amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants, de façon à les faire reconnaître pour le plus grand plaisir de ceux qui regardent dans la plus grande admiration pour l’artiste.(Là il dit quelque chose que les modernes diront autrement, c’est le pouvoir de la représentation, qu’est-ce que c’est que de faire venir en image l’absent ? C’est le pouvoir du signe, c’est ce qui fait être une présence dans l’absence. L’artiste est comme un Dieu, il a la possibilité de faire surgir de l’absence la présence, sous-entendu, comme Dieu fait surgir l’être du non-être, du néant). Plutarque rapport que Cassandre, l’un des généraux d’Alexandre, se mit à trembler de tout son corps en regardant une image dans laquelle il reconnaissait Alexandre, qui était déjà mort et voyait en elle la majesté du Roi ; Qu’Agésilas le Lacédémonien, parce qu’il se savait très laid, refusa de laisser son effigie à la postérité et, pour cette raison, ne permit jamais qu’on fit son portrait ou sa statue. ( Ca se sont des poncifs de la renaissance, on est obligé d’en passer par des références à l’antiquité, c’est une manière d’affirmer la dignité de l’artiste. On n’a pas de références à l’antique, on s’en invente, on va rechercher des anecdotes, pour montrer toute la dignité de la peinture.) C’est donc que les visages des défunts prolongent d’une certaine manière leur vie par la peinture. Et que la peinture ait représenté les dieux que les hommes vénèrent, il faut reconnaître que c’est un des plus grands dons fait aux mortels, car la peinture a ainsi notablement servi la piété qui nous attache aux dieux en retenant les esprits par le moyen d’une religion intacte. On dit que Phidias fit en Elide un Jupiter dont la beauté ajouta beaucoup au culte qu’on lui rendait. La peinture a donc en elle-même ce mérite que les artistes consommés, lorsqu’ils voient leurs œuvres admirées, comprennent qu’ils sont presque égaux à un Dieu. N’est-il pas vrai que la peinture est le maître, ou du moins, le principal ornement de tous les arts ? C’est en effet du peintre, si je ne m’abuse, que l’architecte a pris les architraves, les chapiteaux, les bases, les colonnes, les corniches, et tout ce qui fait le mérite des édifices. Ce sont la règle et l’art du peintre qui dirigent le lapidaire, le sculpteur, tous les ateliers des artisans, et tous les arts artisanaux. Enfin, il n’y a pas d’art, aussi humble soit-il, qui n’ait rapport avec la peinture, au point que tout ce qui apporte quelque beauté aux choses, est j’ose le dire emprunté à la peinture. (…) La peinture a été tellement tenue en honneur par les anciens, que seul le peintre n’était pas compté au nombre des artisans(…) (on croit rêver, car si on ouvre les textes des anciens, c’est le contraire. Mais en même temps on retrouve cela dans tout les textes de la renaissance, c’est-à-dire un retournement complet des textes antiques sur eux-mêmes, comme si on ne les avaient pas lu, comme si on donnait son propre sens. Mais tout cela s’est pour conforter l’idée que la peinture est noble.) »
Traité de la peinture de Léonard de Vinci 1595 : « si le peintre veut voir des beautés capables de lui inspirer l’amour, il a la faculté de les créer, et s’il veut voir des choses monstrueuses qui font peur, ou bouffonnes pour faire rire, ou encore propres à inspirer la pitié, il est leur maître et dieu ; et s’il veut créer des paysages, des déserts, des lieux d’ombre et de frais pendant les chaleurs, il les représente ; et de même des lieux chauds par mauvais temps. S’il veut des vallées, s’il veut des hautes cimes de montagnes découvrir de grandes étendues, et s’il veut ensuite voir l’horizon de la mer, il en a la puissance. (l’idée de l’artiste créateur d’une multiplicité de mondes, c’est le thème de la renaissance, découvrir le pouvoir de l’imaginaire) Et si du fond des vallées il veut apercevoir de hautes montagnes, ou des hautes montagnes des vallées basses ou les côtes, ce qu’il y a dans l’univers par essence, présence ou fiction il l’a, dans l’esprit d’abord, puis dans les mains. (le thème de l’idée : le projet artistique, il l’a d’abord dans l’esprit dit Léonard de Vinci, il l’a ensuite dans les mains : attention : le peintre n’est pas un manuel, le peintre est un intellectuel, il a une idée, il projette avant de réaliser. C’est une manière de rappeler le caractère noble et libéral de la peinture. (La pictura e cosa mentale)Et celles-ci ont une telle vertu qu’elles engendrent à un moment donné une harmonie de proportions embrassée par le regard comme la réalité même. » la genèse de l’activité versant artistique. Un homme polyvalent dont le pouvoir imaginaire est sans borne, il vit sa liberté, et donc il exprime toute cette liberté par son pouvoir de création artistique. Le peintre est l’égal de Dieu, il est un créateur dans son registre, un créateur de fictions, mais un créateur puisqu’il peut faire exister le monde.
Léonard de Vinci : Traité de la peinture Une intercession transite d’un texte à l’autre : « Du bon plaisir du peintre. Le caractère divin de la peinture fait que l’esprit du peintre se transforme en une image de l’esprit de Dieu (on retrouve Nicolas de Cuse. Ils se connaissaient, c’était le même milieu) ; car il s’adonne avec une libre puissance à la création d’espèces diverses : animaux de toutes sortes, plantes, fruits, paysages, campagnes, écroulements de montagnes, lieux de crainte et d’épouvante qui terrifient le spectateur, ou encore des lieux charmants, suaves et plaisants, des champs fleuris multicolores, balayés en ondes suaves par des brises suaves, regardant fuir les vents, des rivières qui descendent avec la fougue de grands déluges du haut des montagnes entraînant des arbres déracinés pêle-mêle avec des rochers, des racines, de la terre, de l’écume, et bousculant tout ce qui s’oppose à leur écoulement. (l’obsession de Léonard de Vinci pour le thème du tourbillon, qu’il a si souvent représenté dans ses dessins.) Et la mer, pleine de tempêtes, rivalise et lutte avec les vents contraires ; elle s’élève en ondes superbes et s’effondre en écrasant le vent qui frappe la base des vagues, l’enferme, l’emprisonne, pour le battre et le briser dans une mêlée d’écume trouble. »Ce qui est important, c’est ce même thème, il s’adonne à la création. Libre puissance : on voit très bien comment s’annexe le terme de la liberté au thème de l’imaginaire artistique. Et comment dans ces thèmes de l’inspiration artistique de la renaissance, la création artistique, parce qu’elle repose sur de l’imaginaire, est le meilleur signe de la liberté de l’homme. S’il y a de façon paradigmatique quelqu’un qui incarne la liberté, c’est évidemment l’artiste. Ce thème de l’homme libre qui peut se gouverner, choisir son destin, faire sa propre création, inventer sa vie, il ne trouve jamais de meilleur expression que dans la littérature artistique, qui en déploie toutes les possibilités à travers ce thème de la liberté de l’imagination.

Vasari : les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1550 : là c’est le maniérisme. Une certaine maturité de l’activité artistique. Et là on va le voir, il reprend le deuxième récit de la genèse, le récit où l’on raconte que Dieu a formé Adam avec de la terre et qu’il a fait naître Eve de la côte d’Adam, de même, il le reprend là, au profit de l’artiste : « les auteurs sont e le sais, à peu près unanimes dans la conviction que les Egyptiens ont découverts les premiers la sculpture et la peinture. Quelques-uns, je le sais aussi, attribuent aux Chaldéens les premiers épannelages des marbres et les premières rondes-bosses, aux Grecs l’invention du pinceau et de la peinture. Pour moi, je soutiendrai que dès l’origine, au service des deux arts, il y eut dans sa plénitude le dessin, qui est leur fondement, ou mieux, leur âme, où se conçoivent et mûrissent toutes les créations de l’esprit. Quand le très-haut, le monde une fois crée et le ciel orné de la lumière des astres, abaissa son intelligence à travers la limpidité de l’air, jusqu’à notre terre solide, il forma l’homme et fit paraître ainsi, à travers cette superbe création, la première idée de la sculpture et de la peinture. C’est en s’inspirant de l’homme –nul ne peut dire le contraire- comme d’un vrai modèle, que peu à peu furent composées par la suite statues et sculptures, le problème étant de rendre attitudes et contours et, pour toute peinture, de trouver les dégradés délicats, l’union et l’harmonie des dissonances, qui naissent des jeux de l’ombre et de la lumière. Ainsi le premier modèle, d’où sortit la première image de l’homme, fût un bloc de terre, et cela s’explique : le divin et parfait architecte de la nature et du temps voulut montrer comment, à travers l’imperfection de la matière, il faut sans cesse intervenir par suppression ou par addition, comme font les bons sculpteurs et les bons peintres. Car, à partir de leurs modèles, ils ajoutent ou suppriment, pour amener leurs ébauches imparfaites au point de perfection voulu. Le corps de ce premier modèle reçut de Dieu des couleurs très vives pour les carnations ; on s’en inspira pour la peinture, et on puisa aux mines de la terre ces mêmes couleurs qui permettent de tout imiter. » on est complètement dans le discours de la deuxième genèse, de même que Dieu a crée l’homme, l’homme crée des statues de la même façon utilisant de la matière en ordonnant la vie. C’est en faisant une imitation de Dieu que l’homme est créateur.

Dürer qui a voyagé en Italie, reprend à peu près les mêmes thèmes : fragments 1512 : « c’est à l’imitation du créateur suprême que l’artiste crée proprement ses œuvres, et qu’il est lui-même en quelque sorte un autre Dieu. »

Lomazzo, théoricien du 16ème dont Panofsky parle beaucoup dans Idéa: traité de l’art de la peinture, 1584 : « J’estime que, par un simple exercice, le faible jugement qui est le mien deviendra le plus excellent et le plus divin qui soit au monde ; ce qui fait que l’artiste finit par apparaître comme un autre Dieu. »

Zuccari : « j’affirme que Dieu, après qu’il eut, en sa bonté, crée l’homme à son image, a voulu le rendre capable d’avoir en lui une représentation tout intérieure et tout intellectuelle, qui lui permît de connaître toutes les créatures et de former en lui un monde nouveau ; qui lui permît aussi, en imitant Dieu et en rivalisant avec la nature, de produire, à la ressemblance des choses de la nature, une infinité d’œuvres d’art qui, par la peinture et par l’architecture font apparaître sur terre et découvrent à nos yeux de nouveaux paradis. » L’idée des sculpteurs, peintres et architectes, 1607. L’artiste n’est pas que l’inventeur de nouveaux mondes, mais aussi de nouveaux paradis.

On voit bien qu’au 16ème siècle, à travers les textes que nous venons de lire, des formules à la louange de l’homme créateur sont devenues de véritables stéréotypes. Autant de topoï, autant de lieux communs qui sont répétés à l’envie, d’un texte à l’autre, et qui transitent presque inchangés. Ce que nous essayons de montrer dans ce long parcours, c’est qu’en fait, on en est arrivé là, au terme de très rigoureuses déterminations théologiques. Il a fallu d’abord faire de Dieu un artiste, c’est ce qu’a réalisé le moyen-âge, en particulier avec le thème de st Augustin, il a d’abord fallu faire de Dieu un artiste, avant de faire de l’artiste un dieu. Donc, l’hypothèse qui était la notre au départ, se vérifie, à savoir que contrairement à ce qu’affirme Schaeffer, ce n’est pas par un arrachement à la théologie. Ce n’est pas par compensation, que l’on en vient à développer le thème de l’homme créateur, que la France se laïcise et que l’on ne croit plus en Dieu, qu’on va remplacer les dieux et que l’on va mettre l’homme à la place. L’idée est plutôt c’est au terme d’une histoire qui est de part en part théologique et qui a été permise par la théologie elle-même, qu’on est arrivé à ce rapprochement. Il faut mesurer tous les paradoxes : chez les grecs, on l’a vu, et pour Aristote en particulier, l’art est certes un terrain où l’homme va montrer son ingéniosité, mais cette manifestation de l’art n’a rien de divin. Si l’homme arrive à transformer sa faiblesse originelle en une forme de force, justement parce qu’il a le talent d’invention, ce n’est pas cela qui va le rapprocher de Dieu. Pour que l’on commence à diviniser l’activité artistique, il fallait d’abord que Dieu devienne artiste. Et il ne l’est pas au départ. Il ne l’est qu’au terme d’un long procès et d’un mélange du christianisme avec le néoplatonisme. A partir du moment, où l’on a pensé l’acte créateur, sous la forme d’une analogie artistique, le cadre était prêt pour qu’un tournant soit pris, et qu’on finisse par penser l’homme lui-même artiste comme un créateur. En ce sens on pourrait dire que le thème renaissant de l‘artiste créateur n’est pas une reprise d’un thème passé. Jamais la pensée antique n’aurait pu penser cela. Jamais elle n’a considéré la fabrication humaine comme de la création, parce qu’il n’y avait pas de pensée de la création, sur le plan cosmologique chez les Grecs. Renaissance peut-être, mais pas renaissance au sens strict du terme, c’est une idée propre à cette époque là, ce n’est pas une réactualisation d’une pensée antique. L’homme est devenu créateur, le pas est franchi par les théoriciens de la renaissance, et on pourrait dire qu’une fois que ce titre lui a été conféré, il ne va pas s’en dessaisir facilement. Cette idée là va se déployer et atteindre son paroxysme au 18ème siècle, dans les théories préromantiques et romantiques, avec en particulier l’exaltation de la figure du génie. L’artiste créateur : l’artiste à qui on reconnaît une souveraineté sur son œuvre, à qui on reconnaît une primauté sur son œuvre, avec cette idée que l’on retrouve très clairement exprimée par Kandinsky, qui est complètement chrétienne, l’idée que l’art est l’expression d’une nécessité intérieure, (Dieu a crée le monde parce qu’il avait la libre volonté de la nécessité intérieure). Donc on voit bien que ce long thème a des ramifications très prolongé, et proche de nous, et peut-être inaperçu dans un premier temps, et quand on se met à l’écoute des textes, on retrouve tout ce fondement théologique. Est-ce que nous en avons fini avec la pensée que l’originalité de l’œuvre est fondée sur la singularité de l’intention artistique ? Or tous ces thèmes nous viennent bien de la renaissance.
Encore quelques remarques sur ces thèmes là, la reconnaissance de l’artiste comme créateur renvoie à un idéal d’humanité sous-jacente, un idéal de l’homme, un homme libre, sans prédisposition, comme Dieu lui-même ayant la liberté et la volonté, présupposée par rien, ne dépendant de rien, pouvant déterminer la forme de ses actions et jusqu’à la forme de son être. Si bien que l’on peut finir par considérer que l’idée de la création artistique, se dévoile comme un des versants du projet anthropologique de la modernité. Une des manières d’exprimer la pensée de l’homme des temps modernes. Il faut peut être aller jusqu’à dire, alors c’est l’aveuglement de la personne qui ne fait plus que de l’esthétique, que la conception de l’artiste, est un élément essentiel pour comprendre la fabrication du sujet occidental. Et les diverses conceptions de l’artiste, qui se succèdent par le temps, ont formé un indicateur privilégié pour saisir quelque chose, de la sensation du sujet. Cela n’est jamais avec plus de force à la renaissance, que dans l’idée de l’homme artiste, que s’est affirmé le thème de la liberté, qui est le thème humaniste par excellence. La grandeur de l’homme, elle ne se dit jamais mieux dans les textes de la renaissance qu’ainsi : l’homme est un artiste et un créateur. L’humanisme, c’est la découverte par l’homme de son nouveau pouvoir à travers les inventions scientifiques, à travers les découvertes du nouveau monde, et de moyens pour utiliser à meilleur escient la nature, mais l’humanisme c’est aussi sans doute la découverte par l’homme de son pouvoir d’imagination. Et la grandeur de l’homme comme artiste, qui découvre qu’il ne doit les choses qu’à lui-même. Il peut tout faire, il peut tout inventer, ce sera la figure de léonard de Vinci.
Il y a aussi d’autres textes qui sont responsables de cette revalorisation sociale et culturelle de l’artiste, à la renaissance. Il y a un mouvement que l’on peut retracer, là encore, avec quelques étapes principales. La revalorisation de l’art et en particulier de la peinture, elle a commencé dés le 14ème siècle. Tout commence avec Pétrarque. Il n’est pas particulièrement spécialiste des arts visuels, des arts du dessin, de la peinture et de la sculpture, mais c’est quelqu’un qui va être à l’origine de la diffusion d’une nouvelle vision de l’histoire culturelle. C’est lui qui va imposer et qui deviendra après un lieu commun, et sur quoi est fondée l’idée même de renaissance, il va contribuer à imposer l’idée que les arts et la culture ont connu un temps de grande obscurité, durant le moyen-âge, et que l’on peut espérer un renouveau de la culture. Pétrarque est à l’origine d’une autre vision de l’histoire sur laquelle va se fonder toute l’idée de la renaissance, et l’antiquité rayonnante, source de toute référence. Il y a eu le moyen-âge, période d’obscurité, et puis on commence à voir poindre quelque chose comme un renouveau. Quand il dit cela, Pétrarque, il le dit sous une forme qui est encore peu affirmative, 14ème siècle, mais il le dit surtout à propos des lettres. Il n’a pas du tout l’idée que l’on parle de la sculpture et de la peinture. Il parle pour les lettres : il dit : je vois poindre quelque chose comme un renouveau, les lettres, on va se réapproprier les textes, on va redécouvrir cette littérature.
A partir de là, un très grands nombres d’auteur vont reprendre ce parallèle. On peut comprendre dans le même développement, le renouveau de la littérature et le renouveau de la peinture et de l’architecture. C’est-à-dire de l’idée d’une renaissance littéraire, on est passé de l’idée d’une renaissance dans tous les aspects de la culture.
Lorenzo Valla, 15ème siècle, spécialiste des langues, florentin lui-aussi. « Je ne sais pas pourquoi les arts ayant les liens les plus étroits avec les arts libéraux, la peinture, la sculpture, en terre et en bronze, et l’architecture étaient tombés dans un déclin si long et si profond et avait presque disparu avec la littérature elle-même, ni pourquoi ils se sont réveillés et sont revenus à la vie à notre époque. »Voilà la vulgate. Valla écrit en 1430, c’est exactement le moment où Alberti écrit della pictura, 1435, Valla qui est lui un homme de lettres, un humaniste, quelqu’un qui travaille sur les textes et la langue latine. L’histoire popularisée, une sorte de vulgate, de la renaissance, une histoire culturelle qui vaut aussi bien pour la littérature que pour la peinture. Cela bouleverse complètement la vision de l’activité humaine, et la conception en particulier de la peinture et de la sculpture. Voilà que Valla affirme que la peinture et la sculpture sont très proche des arts libéraux, et cela est une petite révolution.
La distinction des activités mécaniques et libérales. Cette distinction a été crée au 5ème siècle, elle entendait par là faire le point sur l’ensemble des activités des hommes, afin de remettre toutes les choses bien à leurs places. Martianus Capella va donc proposer deux grandes compositions : arts mécaniques ou serviles et arts libéraux, cette distinction a ses racines dans l’antiquité. Et dans la distinction ensuite entre maître et esclave, l’idéal antique de l’homme par excellence, qui est un être qui se consacre à la pure théorie, ou encore à ce que les latins appelaient l’oisiveté. Dans l’antiquité, on est vraiment un homme par excellence quand on est dégagé de toutes les tâches et que l’on peut se consacrer à l’étude. Ne rien faire au sens matériel, et disposer de tout son temps pour comprendre l’univers et exercer sa naturalité. Chez les romains, on a le même idéal avec la fameuse catégorie de l’otium, l’oisiveté. C’est une oisiveté active, être détaché des tâches matérielles pour être un homme pleinement libre, et donc exercer son esprit. Servile c’est esclave, libéral, c’est l’homme libre. Le moyen-âge va hériter de cela, et il va mettre une distinction beaucoup plus chrétienne et pas du tout antique, c’est celle du corps et de l’esprit. Et on va donc procéder à une hiérarchie des activités humaines, ces distinctions des activités forment une hiérarchie. En bas on va mettre les arts serviles, mécaniques, ce qui a un rapport à la matière, il faut faire travailler le corps d’une certaine manière. Donc les activités mécaniques sont en bas et les activités libérales, celles que l’on enseigne dans les premières écoles à l’époque sont en haut. Quadrivium et le trivium. Quadrivium : quatre activités qui sont en rapport au monde : la géométrie, l’astronomie, la physique, ?????, et trivium, c’est tout ce qui a rapport avec la parole. On retrouve encore une fois une dissociation qui va être très longtemps opérante. Le trivium, c’est l’art de la parole, l’art rhétorique, la grammaire la connaissance des justes règles de la langue, et enfin la dialectique, l’art de bien composer ces discours, l’argumentation. Ensuite, il va y avoir des variations par rapport à cela, au 12ème 13ème siècle, Hugues de St Christophe trouve que ce cadre là n’est pas très adéquat parce qu’on avait une vision très incomplète de la philosophie voilà que tous les ouvrages d’Aristote reviennent grâce aux arabes qui avaient conservé les textes et qui les avaient transcris, et on va avoir une toute autre approche. C’est pour cela que St Thomas va faire des commentaires sur Aristote tout le 13ème siècle est obsédé par ce commentaire d’Aristote. Au 13ème siècle, des livres de logique, de physique, il y a des universités qui ont ouvert, dans lesquelles on enseigne le droit, la médecine, cela ne rentrait pas bien dans la classification. Alors Hugues de st Christophe revient sur les choses, et il va essayer de regrouper les arts mécaniques. Il va essayer de revaloriser certains arts mécaniques, il v en élire sept. Ce qui nous intéresse c’est que peinture et sculpture n’en font pas parti. Sur le plan sociologique au moyen-âge, les peintres et les sculpteurs sont dans des guildes d’artisans, les peintres sont associés aux droguistes car les peintres broient leurs pigments, et les droguistes broient leurs plantes. Les sculpteurs sont avec les tailleurs de pierres et les maçons. Ils sont aussi avec les orfèvres. Au moyen-âge, l’artisan qui est le plus estimé est l’orfèvre, parce qu’il travaille avec de l’or. Ce n’est pas en fonction de son habileté, c’est parce qu’il travaille avec le matériau le plus précieux, et d’ailleurs les réalisations d’orfèvrerie sont parmi les plus estimées. Il faut partir de là, pour comprendre les deux versants de la renaissance.
Georges Duby : un historien du moyen-âge : un texte qui s’appelle artiste/artisan ? c’est sur la conception de l’artiste au moyen-âge, qui n’en est pas un, le mot n’existe même pas, Il arrive dans le vocabulaire bien plus tard, en français au 17ème siècle. « Le système des sept arts libéraux, tel que Martianus Capella l’avait codifié, repris par Charlemagne lorsqu’il entreprit de sauver la culture impériale, devint le cadre d’un enseignement dont le but était de mieux interpréter la parole divine, de discerner les armatures de l’ordre universel, mais aussi d’aider à mieux tenir sa place dans la cité terrestre, puisque l’on considérait celle-ci comme homologue à la cité de Dieu. (il revient sur la finalité des classifications, à quoi elles servent : elles servaient à rappeler l’ordre du monde.)Il continua de former des orateurs, des experts de l’oraison et de la pratique oratoire.(Au fond, le privilège de la parole on est sur une civilisation de la parole, fondée sur une religion du texte) A ces arts initiait précisément la faculté propédeutique de l’université. Au 12ème siècle cependant, Hugues de St Victor, entreprenant le classement des connaissances humaines, jugea nécessaire de faire une place auprès des arts libéraux aux arts mécaniques, c’est-à-dire à ceux qui font intervenir le corps, les muscles, la main. Hugues toutefois situa ceux-ci très en contrebas, dans une position subordonnée, domestique, analogue à celle assignée, dans les maisons nobles, aux gens de métier, logés à part dans les communs, soumis aux ordres des maîtres, isolés d’eux par une frontière de classe infranchissable. (Les domestiques en bas, les maîtres en haut). La délimitation entre les arts libéraux et les arts mécaniques prend assise en effet sur de très vieilles attitudes mentales, alliant la noblesse à l’oisiveté, réputant le travail manuel servile, indigne de l’homme de qualité, sur d’autres aussi, manichéennes, qui, voyant dans le charnel la part maudite de l’univers, tournaient le dos à la matière, la redoutaient, la condamnaient, s’évertuant à dégager à toute force le spirituel du corporel. (Il y a des vieux schémas d’organisation sociale, il y a aussi la morale qu’il faut rajouter à cela, avec l’opposition de la chair et de l’esprit.) Ces tendances de la pensée, incitaient à répartir les divers arts au sein d’un édifice à deux niveaux : à l’étage maître, les pratiques conférant la maîtrise du verbe, du chant, des idées, de toutes les activités qui relient l’être humain au domaine des anges ; au ras du sol, au plan des cuisines, les façons de travailler le bois, la laine, le métal, la chair même, et qui rabaissent vers le bestial. (L’homme est entre l’ange et la bête, il se rapproche de l’ange quand il est du côté des activités libérales, donc de l’exercice du logos, de la parole, et puis il est plutôt la bête quand il va vers la matière.) Entre les deux, ce fossé qui, par exemple, sépara très longtemps les médecins, gens de réflexion, interprétant des symptômes, habiles à remettre en ordre l’organisme sans y porter la main, des chirurgiens, confondus avec les barbiers et les bourreaux, parce que, munis d’outils, ils touchaient au corps, et qui durent pendant des siècles lutter pour faire admettre leur art parmi les libéraux. (Cela on le voit encore chez Molière, les médecins qui sont autour du lit et puis à côté on a le barbier que l’on appelait pour la saignée)Pendant des siècles, un semblable désir de forcer la cloison anima ceux que nous appellerions des artistes. Ils étaient en effet, pour des raisons identiques, exclus. (Les peintres et les sculpteurs sont aussi à la porte parce qu’ils manient la matière)Principalement parce que, dans la conscience médiévale, ce qu’est pour nous l’art demeurait enfoui au profond d’une mystique et d’une morale. La beauté n’était pas recherchée pour elle-même. Elle était offerte à la gloire de Dieu. Dans l’œuvre d’art, la meilleur part des richesses du monde était, au sens plein du terme, « consacrée » et par cette vocation sacrificielle, l’intention, la signification symbolique, la valeur du matériau, le temps passé à l’élaborer se trouvait privilégié par rapport au travail des mains. (Une fois encore on met les mains entre parenthèse, parce que ce qui compte, on l’a vu chez les Grecs, c’est la finalité, c’est l’intention. Tant que l’on est dans une conception très fortement religieuse de l’art, on ne va jamais avoir un régime de l’artiste autre que celui de l’anonymat. Mais ce n’est pas simplement pour la civilisation occidentale, cela vaut pour d’autres civilisations. Tant que l’on est dans un rapport, dans l’idée que l’art sert une mission religieuse, il ne peut pas y avoir de mise en valeur de la personnalité de l’artiste. On ne peut pas privilégier l’instrumentalité quand on privilégie la finalité.) L’œuvre d’art, d’autre part, collaborait à l’élucidation des mystères ; elle entendait livrer aux regards des équivalences de l’invisible. Par conséquent, l’acte créateur incombait aux prêtres, aux savants, aux hommes du livre et de la parole. Orfèvres, brodeurs, verriers, imagiers, n’avaient mission que d’exécuter. »Etant juste des médiateurs dans cette opération là, ceux qui savent, ceux qui commandent, ceux qui disent ce qu’il faut, et ceux qui passent des contrats, ce sont des hommes de la parole et du livre, c’est-à-dire, ou bien les puissants, ou bien le pouvoir de l’église.
La revalorisation de la peinture et de la sculpture commence au 14ème, cela ne va pas se faire par une contestation du système et de la distinction héritée du moyen-âge activité mécanique activité libérale, cela va se faire par la revendication d’un déplacement de la frontière. On ne rejette pas l’idée qu’i pourrait y avoir des activités pas nobles et d’autres plus nobles, simplement les peintres et les sculpteurs, ils veulent que cette séparation se fasse désormais à leur profit. Que l’on déplace légèrement la frontière, et que leurs activités soient représentées comme authentiquement libérales.
Par un rapprochement de la peinture à la sculpture, mais surtout la peinture, parce qu’il va y avoir un privilège de la peinture à la renaissance, c’est le contraire de ce qui s’était passé dans l’antiquité, parce que dans l’antiquité au contraire, c’est le dernier des arts. A la renaissance, cela devient le premier, parce qu’on va rapprocher la peinture de la littérature à travers le fameux thème de L’ut pictura poesis. (la poésie est comme une peinture) la fameuse théorie classique de la peinture, qui vise à poser une parenté entre la peinture et la littérature en s’appuyant sur le vers du poète Horace. Horace s’en servait simplement comme une analogie, il disait, parfois en poésie c’est comme en peinture, faut prendre un peu de champ par rapport au tableau. Ce vers va être réutilisé à la renaissance pour fonder toute une théorie de la peinture. A la renaissance, on l’a vu à travers Alberti par exemple, pour donner de la noblesse à ce que l’on écrit, il faut trouver des références antiques. L’ennui c’est qu’à propos de la peinture, on n’en a pas. On n’en a pas d’une part à cause de la condamnation platonicienne, ou bien on n’a pas de textes, parce qu’on n’en a pas gardé, ou il n’y en avait pas. Et donc, on est très embarrassé par rapport à cela. Donc on va fabriquer une préhistoire, en glosant autour des quelques analogies que l’on va pouvoir trouver. Mais ces analogies, on les trouve dans des ouvrages sur la littérature, on ne les trouve pas du tout dans des ouvrages sur la peinture. Cette approche littéraire de la peinture, qui commande toute la peinture française du 17ème par exemple, sa finalité première, c’est d’essayer de revaloriser l’activité picturale. Nous sommes apparenté aux littérateurs, nous aussi nous sommes des poètes, d’une certaine façon, d’ailleurs Horace le dit, comme la peinture la poésie, ce sont des arts sœurs (en latin ars est féminin). Ils sont unis par une parenté. Alors concrètement comment les justifier encore plus, évidemment, on est dans une peinture qui est de type narrative, et donc il n’y a aucune difficulté à montrer que on s’appuie sur du texte, qu’on illustre du texte, et que l’on donne à lire de la peinture. Ce que l’on retrouvera dans les lettres de Poussin. La lettre écrite à Chanteloup, recevoir la nourriture divine, miraculeuse. D’un côté on a le texte biblique, de l’autre on a le tableau. La peinture doit se lire, elle est fondée sur un texte, elle illustre un texte. D’une certaine manière, le texte est premier, il est à l’origine de la peinture, et que la peinture elle-même peut se lire. Comme cela, on verra l’idéal de l’amateur au 17ème siècle. Cette doctrine apparaît à la renaissance, et on va ainsi s’en servir pour revaloriser l’activité et dire c’est une activité pleinement libérale. Deuxième façon pour revaloriser : on va dire que l’on va souligner le côté scientifique de la peinture. En particulier à travers les traités de perspective, les traités anatomiques, et les traités de proportions. Et donc on va dire : il y a de la géométrie, il y a de la science là-dessous. Le peintre est un scientifique. Certains de fait le sont, prenons l’exemple de Léonard de Vinci, il peint, il invente des machines, il fait de l’anatomie, tout cela est tout à fait lié. Dans cette revendication des hommes de la renaissance, il y a un privilège qui est accordé à la peinture. La peinture est l’art qui va sembler quand même le moins matériel. La sculpture, à l’époque on travaille avec des matériaux qui sont très lourds et très pesants. C’est difficile de nier cette présence de la matière. Pour la peinture, en deux dimensions, beaucoup plus proche de l’illusion, c’est plus facile de dissimuler cette part matérielle. Il va donc y avoir un thème très couramment développé à la renaissance, le paragone. Le Paragone va dire la comparaison. On écrit des pages et des pages, pour comparer les vertus de la peinture, et de la sculpture. La sculpture perd toujours. L’argument principal, le peintre peut tout créer, un homme omni-créateur, omni-puissant, il peut même imiter la sculpture. Alors que la sculpture ne peut pas imiter la peinture. Donc supériorité de la peinture. La peinture permet de rendre l’illusion de la vie. La sculpture y arrive moins. Et on va ainsi dire à partir d’un privilège mimétique, que la peinture est supérieure. La finalité est de inventer une noblesse de la peinture, réinventer une hiérarchie et la mettre au sommet des arts libéraux. Cette histoire là, s’achève avec Vasari, et la naissance de l’expression des arts du dessin. La peinture, l’architecture la sculpture ont un fondement commun, le dessin. Le mot dessin, en Italien, il y a un jeu de mot là-dessous, le fameux designo signifie à la fois le dessin et le dessein. Ce qui va permettre encore une fois de réaffirmer la nature intellectuelle de ces arts. L’idée que le dessin, la retranscription graphique, qui est présente dans la peinture, la sculpture et l’architecture, n’est jamais qu’une retranscription d’un projet intellectuel qui est idéal. C’est d’abord dans la tête, et ensuite dans les mains. Et cela est tout le grand thème du 16ème siècle, on a d’abord une beauté idéale dans la tête, une représentation et un projet, que l’on retranscrit après par le dessin. D’où la querelle du dessin et de la couleur, avec ce privilège du dessin à Florence, c’est la peinture florentine contre la peinture vénitienne, d’où le ressurgissement de cette querelle en France au 17ème, parce qu’elle en hérite, et là ce n’est plus Giorgione contre Raphaël, mais là c’est poussin contre Rubens. On la verra ressurgir au 19ème avec Ingres contre Delacroix. Au 17ème cela ressurgit avec la même idée d’une peinture qui est fondée sur le dessin qui est plus intellectuelle, par rapport à une peinture qui est jugée comme intérieure, parce qu’elle privilégie la couleur. C’est la chair contre la forme. Tout cela est lié à une revalorisation de la peinture que l’on veut rapprocher d’un art libéral. On va insister sur sa caractéristique mentale, intellectuelle, d’où la fameuse formule de Léonard de Vinci : la pictura es cosa mentale. JE travaille d’abord avec ma tête avant de travailler avec mes mains. Mais et alors, si Raphaël n’avait pas eu de main ? LA renaissance en France se crée avec un temps de décalage, et ces problématiques qui étaient au cœur des débats en Italie, vont se radicaliser en France, autour de la création de l’Académie de peinture et de sculpture. Qui va elle cristalliser les revendications des peintres, nous voulons être autre chose. Nous voulons être autrement considérés, nous voulons être autrement formés, notre activité est noble, notre activité est libérale, sauf qu’en France, et cela est la caractéristique française, comme la création de l’Académie de peinture et de sculpture est liée à la décision royale d’une main mise absolutiste sur les arts, cela va prendre une autre tournure. D’où l’exemplarité du cas français. Alors qu’en Italie, il y a eu des créations d’académies avant. Il y en a eu une avec Vasari à Florence ; mais jamais cela ne s’est radicalisé comme cela. En France, c’est la volonté du roi, et donc cela va incarner aussi une certaine idée des arts, à la louange du pouvoir.
Premier exemple : 1473 : L’adoration des mages, de Botticelli, dites de Zanobi del Lama, du nom du commanditaire de Botticelli, qui est selon la tradition florentine un portrait de cour. Et cela n’est pas propre à Botticelli. C’est une tradition à Florence. Quelques grands se servent du prétexte de l’adoration des mages, pour faire un portrait de cour. Les peintres représentaient dans leurs tableaux, les gens qui étaient au cortège, cela leur permettait à l’époque, selon la conception du tableau que l’on voit développé par exemple chez Alberti, cela mettait en jeu la variété, qui était un critère esthétique. Faire beaucoup de couleur, faire des figures variées, des animaux, des choses exotiques etc.. Cela donc permet à Botticelli de faire un portrait des Médicis. La première grande autobiographie d’artiste, c’est Ghiberti, les commentaires. Et qui racontent sa vie. L’autobiographie d’artiste est presque contemporaine de la naissance de l’autoportrait. La biographie d’artiste est une chose un petit peu différente, Vasari est le modèle du genre, et surtout ce qui fait de Vasari un moment important, c’est qu’il ne se contente pas de faire une galerie de portraits, il l’ordonne pour proposer une histoire de l’art. Il va penser la succession des artistes et la succession de ses portraits, comme révélant, un développement organique, de l’histoire de la peinture, selon le fameux schéma de cela né, cela se développe, cela atteint la maturité, et puis cela décroît. Mais Vasari s’arrête à l’apogée. Chez lui, cela prend une allure très dense. Dans les biographies d’artiste, le modèle c’est Pline, qui a servi d’exemple pour Vasari lui-même, avec cette idée de succession, les légendes d’artistes. La grande entrée en scène de l’autoportrait, c’est la renaissance. Botticelli montre ici qu’il est l’égal de ceux qui le protègent, et en plus, il est celui qui nous regarde. Cette figure qu’Alberti recommande d’introduire toujours dans les tableaux, dans le De pictura, Alberti dit : il sera bon toujours de mettre un personnage qui fasse signe au spectateur, et lui montre ce qui est intéressant de regarder. Si l’on fait attention, dans les tableaux de la renaissance, il y a souvent un personnage qui nous montre le sujet principal, qui nous adresse directement le regard pour nous introduire dans l’espace du tableau. Il existe à l’égal des puissants du monde, mais il existe aussi comme artiste peintre qui regarde le spectateur, celui qui est sensé contempler son œuvre.
Deuxième exemple : Dürer en gentilhomme. Dürer le peintre du nord, mais qui est porteur de tout cet idéal de la renaissance, il est parti en Italie pour s’instruire des choses de la perspective, des choses de l’anatomie aussi, et il va rapporter se savoir, et diffuser cet idéal en Allemagne ensuite. Alors là il se présente en gentilhomme, donc le peintre, activité libérale, qui affirme sa propre identité, non seulement par l’image, mais aussi par le texte, l’importance de la formule qui crée une forme d’identité, et de la signature. La formule donne à voir par ailleurs, elle fixe quelque chose. Le fameux monogramme d’Albrecht Dürer, qui est très travaillé. La traduction de la sainte face, l’image de dévotion de la sainte face, qui est toute une tradition, c’est lui-même qui se met en Christ, le Christ Pantocrator, mais là c’est aussi l’homme de douleur, ce n’est pas le romantisme, avec l’artiste qui souffre, mais plutôt la figure d’un artiste autre dieu. Pantocrator, cela veut dire qu’il a tout crée. Pantocrator, le créateur de tout, celui qui a tout crée.
Le dernier exemple, est l’un des deux autoportraits de Poussin, que Poussin a réalisé à la commande de son commanditaire, il s’est fait beaucoup prier, cela est très symptomatique, très révélateur, de cet idéal de l’artiste qui se prolonge au 17ème, mais qui renvoie à cette figure de l’artiste de la renaissance. Poussin ne s’est pas peint avec les instruments du peintre, il n’y a ni la palette ni les pinceaux, il y a un livre ou un carton à dessin, et puis surtout là encore, la formule en latin, qui imite une formule gravée dans le marbre. Derrière, il met une allégorie de la peinture, une manière de signaler la peinture par un biais littéraire. Il ne dit pas je suis peintre, parce qu’il a des instruments, la présence de la peinture à travers une des représentations de l’allégorie, représentant la peinture. Le DOCTUS PICTOR celui qui a des lettres. Poussin, on l’appelait le peintre philosophe. Il avait réputation de méditer longuement avant de parler, d’aller énormément étudier les vestiges antiques, et de rassembler tout cela dans une approche très littéraire de la peinture. Lui a aussi sa bague de noble, il a cette allure très noble, et c’est très indirectement qu’il se présente comme profession de peintre. On a ici l’idéal
Oscar Kristeller : « Le développement constant de la peinture et des autres arts de la vue, (la peinture et les autres arts du dessin, car arts de la vue n’existaient pas à la renaissance), qui commença en Italie avec Cimabue et Giotto pour atteindre son apogée au 16ème siècle, est encore plus caractéristique de la Renaissance. L’on peut trouver une expression précoce du prestige croissant des arts de la vue dans le Campanile de Florence, où la peinture, la sculpture et l’architecture sont représentées comme un groupe distinct, entre les arts libéraux et mécaniques. (On trouve déjà des représentations de la peinture et de la sculpture qui ne sont pas des produits d’activités mécaniques) La période n’est pas seulement caractérisée par la qualité des œuvres d’arts, mais aussi par les liens étroits qui furent établis entre les arts de la vue, les sciences et la littérature. L’apparition d’un éminent artiste comme Alberti, qui fut aussi un humaniste et un écrivain de renom, ne fut pas une coïncidence à une époque où l’éducation littéraire et classique commençait à s’ajouter à la religion pour fournir des sujets aux peintres et aux sculpteurs. A partir du moment où une connaissance de la perspective, de l’anatomie, et des proportions géométriques fut considérée comme nécessaire pour les peintres et les sculpteurs, il n’est guère étonnant que plusieurs artistes aient apporté d’importantes contributions aux diverses sciences. A l’inverse, depuis Filippo Villani, les humanistes et leurs successeurs chroniqueurs du 16ème siècle, considéraient d’un œil favorable les œuvres des artistes contemporains, et les célébraient volontiers dans leurs écrits. Depuis la fin du 14ème jusqu’au 16ème siècle, les textes des artistes et des auteurs favorables aux arts de la vue reprennent l’affirmation selon laquelle la peinture devrait être considérée comme l’un des arts libéraux, et non comme un art mécanique. L’on a remarqué avec raison que les témoignages classiques en faveur de la peinture, principalement ceux de Pline, Galien et Philostrate, n’avaient ni la force, ni l’autorité que leur attribuaient (ou faisaient mine de leur attribuer) les auteurs de la Renaissance qui les citaient à l’appui de leurs thèses. Pourtant, la prétention de ceux qui à la Renaissance écrivaient sur la peinture à voir leur art reconnu comme libéral, bien qu’elle ne trouvât dans l’autorité antique qu’un modeste soutien, fut significative dans la mesure où elle représentait une tentative pour améliorer la position sociale et culturelle de la peinture et des autres arts de la vue, ainsi que pour leur obtenir le même prestige que celui dont jouissaient depuis longtemps la musique, la rhétorique, et la poésie. Comme il était encore évident que les arts libéraux étaient principalement les sciences et les savoirs susceptibles d’être enseignés, il est fort compréhensible que Léonard ait tenté de définir la peinture comme une science et d’accentuer son étroite relation avec les mathématiques. L’accroissement des prétentions sociales et culturelles des arts de la vue, entraîna au XVIème siècle en Italie, un nouveau et important développement qui ne se produisit qu’un peu plus tard dans les autres nations européennes : pour la première fois, les trois arts de la vue, peinture sculpture et architecture, furent clairement distingués des métiers avec lesquels ils avaient été associés durant la période précédente. Le terme d’Arti del Disegno, qui donna probablement naissance à celui de beaux-arts, fut inventé par Vasari qui l’utilisa comme concept directeur dans son célèbre recueil de biographies. Ce changement théorique trouva son expression institutionnelle en 1563, lorsqu’à Florence, de nouveau sous l’influence personnelle de Vasari, les peintres, sculpteurs et architectes, rompirent leurs liens antérieurs avec les guildes d’artisans pour former une Académie des arts, (Accademia del Disegno), la première du genre, qui servit de modèle à d’autres institutions similaires plus tardives en Italie et dans d’autres pays. Les académies d’art se conformèrent au modèle des académies littéraires qui existaient depuis déjà un certain temps, (15ème Florence) et substituèrent à l’ancienne tradition des ateliers une forme d’éducation plus uniforme, qui comprenait des matières scientifiques comme la géométrie et l’anatomie. »
Jean-Marie Schaeffer, « Originalité et expression de soir », Communication n°64, 1997. Un article consacré à la création. « S’il existe une évidence qui sous-tend la création contemporaine dans le domaine des arts plastiques, c’est bien celle qui pose une corrélation directe entre l’éminence d’une œuvre et son « originalité ». (on va retrouvé les mêmes thèmes que chez Heinich, l’idée c’est que, aujourd’hui, dans le domaine des arts plastiques, la valeur esthétique première, c’est la qualité d’originalité du travail proposé par l’artiste.) Cette dernière se décline selon deux aspects : un aspect absolu, celui de la singularité de l’œuvre en tant qu’elle trouve sa source unique dans le moi artistique dont elle est l’ « expression » (c’est original, cela s’origine dans un sujet, c’est l’expression directe d’une individualité qui rend compte de sa vision du monde, c’est ce que Heinich appelle le dernier degré de la montée en puissance de la singularité, qu’elle voit à l’œuvre, dans l’histoire de l’artiste. D’abord anonyme, puis de plus en plus individualisé, jusqu’à devenir la source première d’expression de son œuvre. Conception expressionniste de l’activité artistique, fondée sur l’idée qu’elle est directement en prise avec la singularité d’une individualité) , et un aspect relatif, celui de sa « nouveauté », au sens de son écart par rapport à la tradition à laquelle elle s’arrache. (c’est original, cela prend ses racines dans, et puis, c’est original, cela ne ressemble pas à ce qu’on connaît, cela fait un écart par rapport à la tradition. ) Les deux aspects sont liés : si la création artistique est toujours l’expression d’une singularité subjective absolue, l’écart et la nouveauté deviennent fatalement la pierre de touche de la valeur des œuvres, voire le critère qui décide de leur appartenance ou non au domaine de l’art. (il rejoint les thèses très contemporaines de la philosophie analytique, selon laquelle il n’y a plus de définition objective de l’œuvre d’art, c’est la question du contexte de l’activité, une position très contextuelle. Dire qu’une œuvre est ou non art voilà la grande question contemporaine, il n’y a plus de critères objectifs, toute œuvre pose la question de l’art et donc, c’est son acceptation dans le monde de l’art, La valeur d’originalité devient fondamentale, car cela va être le critère majeur pour décider si un geste, une proposition est artistique.) Je ne prétends pas que la contrainte d’originalité constitue l’unique motivation de l’évolution actuelle des arts plastiques, une partie au moins des pratiques génériquement déstabilisantes qu’on pourrait avoir tendance à verser tout uniment du côté des manifestations du culte de l’originalité relèvent sans doute d’une problématique différente. Si la valorisation de l’originalité n’est donc pas la raison qui permettrait d’expliquer les pratiques « non conventionnelles » d’un grand nombre d’artistes plasticiens actuels, elle me semble cependant être une condition sine qua non de leur surgissement historique.
Cette institution de l’originalité en valeur artistique suprême plonge cependant elle-même ses racines dans une vision plus générale de l’art dont elle n’est que la conséquence. (Il essaie de montrer que, ce que ‘on vit à l’époque contemporaine, ne sont jamais que la conséquences de choses qui se sont passées plus tôt. Le seul problème, c’est que son plutôt à lui, c’est le romantisme.) Cette conception, bien qu’évidente pour nous puisqu’elle est la nôtre, est culturellement et historiquement contingente. C’est la réactivation, hors de son domaine d’origine, de la théologie de la création qui constitue, me semble t’il l’élément véritablement décisif de la naissance de la figure de l’artiste moderne : la divinisation de la singularité subjective et l’identification de l’auto expression de cette subjectivité à une création-révélation ontologique.( La figure de l’artiste moderne surgit d’un transfert hors du champ théologique, de la figure du créateur. Et c’est cela qui est décisif. L’artiste moderne, cela commence quand on le dit créateur. Quand on réactive hors du domaine d’origine, la théologie, cette notion de création. ) J’ai tenté de montrer ailleurs que cette figure naît à l’époque romantique : ce sont les romantiques qui opèrent ce transfert (FAUX) de la métaphysique théologique dans le domaine artistique, donnant naissance par-là à une théorie spéculative de l’art. ( A ses yeux, c’est vraiment une économie de la compensation, c’est parce qu’au 18ème, il y a une perte de la croyance en Dieu, on va avoir tendance a doter l’artiste des caractères divins. Or l’étude précise nous a montré que c’était bien avant que les choses se passaient, et que ce n’est pas du tout contraire à la théologie, au contraire, cela a été préparé par toute une réflexion théologique.) Formulée d’abord par le romantisme allemand est réactivée ensuite tout au long du XIXème siècle par la philosophie allemande, cette théorie a investi peu à peu l’auto représentation des arts-et surtout des arts plastiques- dans les pays européens les plus divers. (Pour lui c’est clair, c’est comme pour Bourdieu et Heinich, on continue à être complètement dépendant de cette vision du créateur.) Que notre conception actuelle du faire artistique résulte de ce transfert de l’idée de création divine, on peut en trouver l’indice le plus flagrant dans le fait que la promotion, à la fin du 18ème siècle, de l’artiste comme tel (plutôt que comme homme de l’art, c’est-à-dire comme peintre, poète ou musicien par exemple) (on parle de l’artiste en général au 18ème) coïncide avec la naissance de l’idée selon laquelle l’art est appelé à prendre la place de la religion. Si c’est à l’art qu’incombe la mission historique (ou plutôt eschatologique) d’impulser l’auto incarnation de Dieu dans le monde, c’est parce que l’intériorité artistique endosse les traits de la subjectivité divine : c’est de son propre fond(s) qu’elle tire l’œuvre dans laquelle elle s’exprime. Aussi l’œuvre n’a t’elle de légitimité qu’en tant qu’elle exprime son Créateur : d’où l’opposition sans cesse reconduite entre l’œuvre d’art « authentique » et la masse des « produits » qui en arborent le masque mais ne sauraient accéder à sa dignité parce qu’ils ne sont pas originaux, au sens où ils ne procèdent pas du fond(s) propre de leur auteur.(lui est vraiment dans cette thèse là, c’est-à-dire que le fait de promouvoir la notion de création au
18ème siècle est une manière de dire l’homme tire tout de son fond, comme Dieu lui-même, et c’est en rapport avec ce thème de l’originalité.) Autrement dit, l’art est « une véritable création seconde » : l’artiste n’est plus l’artisan démiurge qui transforme les matériaux du monde, il est le créateur ex nihilo pour qui ces matériaux ne sont que des signes transparents et arbitraires de son intériorité. Libéré des « limites » qui s’imposent à toute pratique liée à une transmission de savoir-faire techniques élaborés au fil des générations, l’artiste « générique » promu par le romantisme apparaît comme l’origine auto fondatrice de son art – ce en quoi il s’oppose aux hommes de l’art, c’est-à-dire au peintre, au sculpteur, au photographe, au cinéaste, etc., qui n’accèdent à leur art qu’en acceptant que son fondement leur échappe, puisque leurs gestes restent redevables du labeur de ceux qui les ont précédés. »

C’est en 1759 que le terme artiste est cité sous le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Dans le dictionnaire Lacombe Dictionnaire portatif des beaux-arts. : « On donne ce nom à ceux qui exercent quelqu’un des arts libéraux, et singulièrement, aux peintres, Sculpteurs et Graveurs. Il est assez ordinaire d’ajouter quelque épithète au mot d’Artiste, pour caractériser les talents de la personne dont on parle. »

La façon dont l’on considère les activités humaines ont évidemment tout à fait à voir avec les conceptions de l’artiste.

Le portrait de Poussin par Félibien, son biographe : c’est très intéressant pour voir l’idéal de l’artiste : « Noblesse de naissance : « ceux qui l’ont connu assurent qu’il était de noble famille. » Noblesse d’allure : « son corps était bien proportionné, et sa taille haute et droite : l’air de son visage avait quelque chose de noble et grand, répondait la beauté de son esprit, et à la beauté de ses mœurs. » Noblesse de pratique : « il ne pouvait souffrir les sujets bas, et les peintres qui ne représentent que des actions communes, et il avait même du mépris pour ceux qui ne savent que copier simplement la nature telle qu’ils la voient. » (C’est un portrait où l’on ne parle jamais de Poussin peintre.)
Supériorité d’esprit : « lorsqu’il se trouvait avec des personnes de grande qualité, il n’était point embarrassé dans sa conversation ; au contraire, il paraissait par la force de ses discours, et par la beauté de ses pensées, s’élever au-dessus de leur fortune. » (La conversation est très importante au 17ème. Poussin est conforme à l’honnête homme du 17ème. Il est noble, et il a de la conversation. )
Travail par plaisir : « il s’y donnait avec grand plaisir, et il ne passait point de temps plus agréablement que lorsqu’il travaillait. Tous les jours étaient pour lui des jours d’études et tous les moments qu’il employait à peindre ou à dessiner lui tenaient lieu de divertissement. Il étudiait en quelque lieu qu’il fut. »
Désintéressement : « Ayant mis un prix raisonnable à son travail, il était si régulier à ne prendre que ce qu’il croyait lui être légitimement dû que plusieurs fois il a renvoyé une partie de ce qu’on lui donnait, sans que l’empressement que l’on avait pour ses tableaux et le gain que quelques particuliers y faisaient lui donnât envie d’en profiter. Aussi on peut dire qu’il n’aimais pas tant la peinture pour le fruit et la gloire qu’elle produit que pour elle-même et pour le plaisir d’une si noble étude et d’un exercice si excellent. » (La peinture est une étude, on parle d’un exercice, on ne parle pas d’une pratique. On parle d’une peinture littéraire. Et en plus, il est désintéressé.)
Ascétisme : « Il n’envisagea point une grande fortune, et ne pensa jamais à s’élever au-dessus de sa condition. Il ne recherchait pas les grands biens parce que sa modération ne le portait ni à faire des dépenses superflues, ni à enrichir sa famille. Il n’avait rien eu de sa femme, et ne l’avait prise que par pure reconnaissance des véritables services qu’il en avait reçus, dans une grande maladie, alors qu’il logeait chez son père. Il n’en eut aucun enfant, mais ils vécurent toujours ensemble d’une manière honnête, sans faste et sans éclats, n’ayant même pas un valet pour le servir, tant il aimait le repos et craignait l’embarras des domestiques. »
Discrétion : « …bien qu’il affectât d’être fort retiré lorsqu’il travaillait »… ; « il était extrêmement prudent dans toutes ses actions, retenu et discret dans ses paroles, ne s’ouvrant qu’à des amis particuliers. » (l’idéal de l’honnête homme)
Etude, travail : « Je crois qu’il n’y a jamais eu de peintre qui ait plus de lumières naturelles (d’intelligence) et qui n’ait plus travaillé que lui pour acquérir toutes les belles connaissances qui peuvent servir à perfectionner un peintre » ; « Il étudiait sans cesse tout ce qui était nécessaire à sa profession, et ne commençait jamais un tableau sans avoir bien médité sur les attitudes de ses figures qu’il dessinait toutes en particulier avec soin. » (l’idéal de l’homme studieux des textes.)
Théorie : « Il ne dit rien des choses qui regardent la pratique, et il ne s’attache qu’à la théorie, ou plutôt à ce qui dépend seulement du génie de la force de l’esprit : Ce qu’il faut particulièrement considérer dans le Poussin, qui par-là s’est si fort élevé au-dessus des autres peintres. » (ce qui aurait dérangé c’est qu’il s’intéresse à la pratique)
Raison, jugement : « il est vrai que le tremblement de sa main ne lui eût pas permis de travailler avec la même facilité que font d’autres peintres, mais la force de son génie et son grand jugement réparaient en lui la faiblesse de sa main » ; Poussin et Raphaël « se sont plus attachés à la forme qu’à la couleur, et ont préféré ce qui touche et satisfait l’esprit et la raison à ce qui ne contente que la vue. » (Toutes les qualités de poussin sont intellectuelles : génie, jugement, intelligence, lumières naturelles, on ne parle pas donc de son habileté, on dit même qu’il tremble de la main. On va même jusqu’à dire que sa main était faible. Poussin est grand parce qu’il est du côté de la théorie, pas de la pratique)

25/03/2006
On commence par un texte critique, un texte de Nietzsche, dans humain trop humain, paragraphe 162, on va voir contre qui ce texte est dirigé. Ce qui va nous permettre de montrer progressivement, pour comprendre comment cette théorie du génie a pu prendre de l’ampleur, et surtout quelles sont ses racines. Donc nous allons revenir à l’antiquité, une fois de plus, puis on fera une longue pause à la renaissance, puis on essayera de comprendre pourquoi cette théorie a eu du succès à l’époque romantique.
Commençons par Nietzsche : « l’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien qu’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? Qu’eux seuls ont une « intuition » ? (Mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l’ « être » !). Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréable et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin » c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison. »
C’est le Nietzsche d’Humain trop humain, qui se sépare tout à fait du Nietzsche de la naissance de la tragédie que l’on appelle en philosophie le Nietzsche de jeunesse, parce que dans sa jeunesse, Nietzsche a plutôt était assez proche de thèses des romantiques, c’est-à-dire d’une conception que l’on va dire très largement extatique de l’activité artistique. µune conception de l’activité artistique la rapprochant d’une part d’une sorte de révélation de la vérité, et faisant de l’artiste un guide, qui a donc une mission à accomplir, parce que précisément, il voit des choses, que les autres ne voient pas, et qu’il est à même de révéler. C’est vrai que cette théorie romantique, elle s’est particulièrement exprimée sous la plume de Schopenhauer, Nietzsche a été un fervent lecteur, suiveur de Schopenhauer, il s’en est distingué. Nietzsche a commencé par être très proche de Schopenhauer, embrasser ses thèses, voir dans Wagner l’incarnation de cet artiste complet et idéal qu’il recherchait. Et puis par ce retourner. C’est vrai que dans humain trop humain on a affaire a une critique ici tout à fait en règle, qui vise, on le verra bien évidemment les romantiques allemands, dans lesquels Nietzsche a été élevé, mais qui au-delà, en deçà même, il faut dire correctement, en deçà même de Kant, puisque c’est lui qui a théorisé pour la première fois la notion de génie aussi complètement sur le plan philosophique, et on va voir que dans ses quelques lignes, il fait une attaque très nourrie, qui revient à la charge à deux reprises pour ne plus rien laisser intact de cette théorie du génie. Le texte se déroule en deux plans, deux parties sur le plan argumentatif. Donc jusqu’à la ligne 10 jusqu’à : d’où vient donc ? – on a une première partie dont on pourrai dire que c’est une partie de désacralisation, Nietzsche remet littéralement les choses à leurs places, on va voir comment en détail, mais il rabaisse le génie, en rappelant d’une certaine manière que le génie, cela n’existe pas, ce qui existe c’est le travail, qui peut parfois prendre des formes complexes, inventives, compliquées, il n’y a pas lieu d’aller chercher l’intervention d’un homme d’exception, d’un homme qui serait au-dessus des autres, et dont on n’arriverai pas vraiment à dire la manière dont il travaille. Et puis dans un deuxième temps du texte, après d’où vient donc ? – rebondissement, Nietzsche ne se contente pas de cette destruction, il veut encore faire une enquête que l’on appelle généalogique, ce qui est souvent sa manière de procéder et de travailler, c’est-à-dire essayer de comprendre d’où cela vient. Déconstruire le mythe, de telle sorte qu’il ne suffise pas de le mettre à bas, mais encore faire surgir les racines irrationnelles, les racines passionnelles, le non dit, le non avoué, qui est à l’origine de la construction illusoire. Donc dans ce deuxième moment, on va dire que là on attaque les choses sur un autre plan, en recherchant l’origine, d’où cela vient ? Pourquoi on a eu envie d’élaborer cette théorie du génie, puisqu’il a prouvé dans un premier qu’elle était fausse, ensuite il essaie de comprendre ce qu’il y a derrière. On va dire qu’ici, on a affaire au Nietzsche démystificateur, celui qui pratique comme il le dit lui-même la philosophie à coups de marteau, c’est-à-dire qui essaye de faire voler en éclat les représentations illusoires de les démasquer, de les soupçonner. Ce sont des philosophes du soupçon. Ce sont des philosophes qui ne vont pas se contenter de décrire ou d’analyser des faits, ils vont essayer de comprendre quels sont les ressorts qu’il y a derrière. Alors Marx, c’est les ressorts économiques, il ne se dit pas, mais il est bien là derrière les idéologies, Freud, c’est tous les ressorts inconscients, qui ne se voient pas, mais qui détermine tout notre agir et notre être conscient, et Nietzsche, sur un plan plus philosophique, va essayer de décrypter ce qui est à l’œuvre derrière les fausses représentations, derrière en particulier le pli métaphysique de la philosophie occidentale. D’où cela vient, que l’on est toujours pensé des choses en termes métaphysiques, d’où cela vient que les hommes s’attachent ainsi à des représentations ? Nietzsche essaye lui, de traiter certains présupposés philosophiques, certains plis métaphysiques, certaines idéologies, comme de véritables illusions, au sens du mythe, représentations illusoires. Donc essayer de décrypter derrière les représentations illusoires ce qui se trame. Evidemment sur le chapitre de l’artiste, ce ne sont jamais que des représentations successives de l’artiste. Alors il en a une de choix là, qui est celle qui a occupé une grande partie de la philosophie allemande, et que tous le monde ou presque a communié, c’est la théorie du génie, qui on le verra à des racines très anciennes. Donc on va renier un petit peu plus près sur le texte, on va voir comment cela fonctionne, et on va voir après dans quelles mesures il dialogue avec Kant.
« L’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différente de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. » Donc dès la première phrase, Nietzsche dit : il n’y a pas d’exception du génie. On peut tout à fait rapprocher-le soi disant génie dans le domaine artistique, d’un savant. Et on voit qu’il y a même une volonté de provocation, si souvent dans la philosophie, il va aller chercher des exemples qui ne sont pas forcément les plus nobles de tous. Donc le savant astronome, évidemment, il pense à Newton, et cela est assez noble, parce que précisément Kant avait opposé Newton et l’artiste. Donc c’est évidemment Kant qui est visé avec Newton, on pourra toujours expliquer, rendre compte en concept de la manière dont Newton a procédé, bien évidemment il a un talent particulier, une capacité inventive. On peut suivre le chemin, on peut le recomposer, voir, on peut l’apprendre, certes il fallait un cerveau puissant pour franchir un certain seuil, une certaine étape dans la connaissance de la nature, mais une fois que cela été fait, on peut recomposer les étapes, puisqu’il y a des règles conceptuelles formulables. Newton est peut-être extraordinaire, on s’en doute, il a trouvé des choses que d’autres n’avaient pas trouvées, il a découvert des choses ; mais on peut après coup, recomposer de manière conceptuelle sa démarche, et énoncer un certain nombres de règles, que l’on peut suivre, et que l’on peut apprendre. En revanche, disait Kant, dans le paragraphe 47 de la critique du Jugement, en revanche disait-il, Homère ou Shakespeare, donc deux poètes (ce n’est pas neutre on verra pourquoi), eux sont des créateurs géniaux, puisqu’ils ne savent pas eux-mêmes comment leurs idées se trouvent en eux, et ils ne peuvent pas communiquer à autrui, des préceptes qu’ils suffiraient de suivre. Donc le grand argument de Kant est de dire que l’activité de génie est réservée aux beaux-arts, puisque d’une certaine manière, c’était la seule façon de réconcilier ceux-ci avec les premiers énoncés dans la critique du jugement, à savoir qu’en art, il y a une finalité, mais que cette finalité, elle est évidemment intentionnelle, mais elle ne semble pas l’être et qu’il y a une apparence de naturalité. Donc à partir de là, il y avait l’idée que certes il y avait des règles, qui permettent à arriver à cette beauté de l’œuvre géniale, mais ce ne sont pas des règles que l’on peut énoncer sous forme de concepts. Le génie lui-même, ne cesse d’affirmer Kant, est quelqu’un qui ne peut pas rendre compte par des concepts de l’entendement des règles de sa propre production. On voit ici qu’assez tristement, d’emblée Nietzsche met les pieds dans le plat, il vient nous dire tout le contraire de ce que Kant a mis un certain temps à élaborer. Il n’y a pas de différences pour moi entre le génie artistique et le savant astronome. Là où l’on avait vu des spécificités et des lignes de partages importantes, il n’y en a pas, et il ajoute même l’inventeur en mécanique. Donc là c’est mettre un coup de pied dans la séparation entre mécanique et libéral ; puis le maître en tactique, le stratège, ou l’historien, on voit qu’il y a une liste de personnes qui sont mises dans une sorte de rapport d’égalité, et on abat toutes les différences. Donc on en finit avec le privilège du génie qui serait réservé aux beaux-arts. Ensuite, il va expliquer pourquoi il a pu avancer cela. Et là, c’est là qu’il va remettre les choses en ordre.
« toutes ces activités s’expliquent si l’on représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. » Qu’est-ce que c’est qu’inventer dans tous les domaines : inventer une machine, inventer ou découvrir des lois physiques, inventer une œuvre d’art, une poésie, cela n’est jamais, dit Nietzsche dans des termes très généraux, que de travailler avec de la matière, le mettre en forme, et donc d’une certaine manière, mobiliser ces capacités intellectuelles, dans un certain sens. Il n’y a pas de mystère là dedans. Alors évidemment il y a des œuvres qui sont différentes, quand on est stratège, on n’est pas astronome, quand on est astronome, on n’est pas poète, mais on peut dire, quand on observe les choses de loin, qu’il ne s’agit que d’une unique démarche, qui n’arien de sacré, qui n’a rien de mystérieux, qui n’a rien d’inexplicable, et là on voit qu’il est encore en train de mettre à la poubelle Kant, on peut tout expliquer, il ne s’agit jamais que de mettre en œuvre des procédés, s’orienter dans un certain sens, utiliser de la matière pour lui donner une certaine forme. Et il continu. Et c’est là qu’il va prendre une image, pour aller encore plus loin : « Le génie ne fait rien que d’apprendre à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. » Analogie avec l’art du bâtisseur, cela n’a rien de gratuit, c’est justement une des manières de rappeler à sa réalité et à son poids l’activité artistique. On voit qu’il ne prend pas l’exemple justement du poète, il va chercher la chose la plus matérielle, la plus lourde, un génie, ce n’est jamais qu’un maçon. C’est cela que nous dit Nietzsche dans ce contexte. Alors on peut avoir en écho les propos d’Alain, ce n’est pas exactement la même chose, mais quand Alain dit attention artiste-artisan d’abord, en rappelant qu’il s’agit d’abord de se confronter à une matière, Nietzsche ne le fait pas du tout dans le même sens, il a côté beaucoup plus provocateur et critique, mais il donne un exemple qui tend à rappeler la matérialité des choses. Un artiste, cela n’est jamais qu’un maçon, par analogie, quelqu’un qui a des pierres, qui les montent, et qui construit quelque chose avec. « Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». » Donc là il commence à dévoiler tout l’arrière plan on pourrait dire de construction théologique, qui est sous jacent à l’idée de génie, en particulier chez les romantiques allemands, il ne faut pas dire qu’il y a miracle, il ne faut pas dire qu’il y a quelque chose de surnaturel, et d’inexplicable, et on voit comment il joue dans la traduction, sur l’opposition à miracle, miracle, c’est compliqué à miracle : c’est compliqué à l’extrême, cela n’est jamais que du quantitatif, il n’y a pas de différences qualitatives. Toujours la même opposition. Cela peut être particulièrement compliqué, on peut inventer des machines particulièrement compliquées, on peut être Newton qui dans son domaine est quelqu’un d’extraordinairement talentueux, donc faire aussi des découvertes extraordinairement complexes, mais il n’y aura jamais que des différences d’ordre quantitatif, il n’y aura pas de différences qualitatives, c’est-à-dire, cela n’est pas pour autant quelqu’un qui serait divin. Qui ne serait plus humain, qui serait d’une autre nature. Il n’y a jamais que de l’humain. Alors on pourrait jouer sur le titre même, ici, c’est le cas, cela n’est jamais qu’un développement de c’est humain, c’est très humain. C’est ça que ne cesse de nous dire Nietzsche. C’est humain, c’est très humain, ce n’est pas la peine d’aller chercher des arrières mondes. Ce n’est pas la peine d’aller chercher des représentations de l’artiste en Dieu, en être exceptionnel, il n’y a jamais que de l’humain, et qu’est-ce que c’est qu’un humain ? c’est quelqu’un qui fait travailler son cerveau, qui est capable de grandes inventions, et qui se confronte à la matière, et essaye de poser une pierre après l’autre pour arriver à son but.
On voit comment on tourne les choses d’une certaine manière, d’emblée on est au cœur de la bataille avec Kant, bien sûr il ne le nomme pas, alors en philosophie, cela est très souvent comme cela, dans les textes, on ne nomme pas l’ennemi. C’est assez rare. Surtout quand l’ennemi est une grande figure. Une grande figure paternelle. Donc on va s’arranger pour dire on, pour dire il semble que, et l’on saura très bien qui est derrière. Là on sait très bien qu’il y a Kant derrière. Il ne le nomme pas, ce n’est pas la peine. Il y a Kant, il y a le Schopenhauer de sa jeunesse, dans la conception extatique de l’activité artistique.
Deuxième partie du texte : on rebondit : ( cela ne lui suffit pas d’avoir dit ce sont des bêtises, cela ne vaut rien du tout, on a eu besoin de diviniser et de sacraliser alors que ce n’est que de l’humain, maintenant il veut comprendre pourquoi. Et on va voir que c’est assez surprenant les réponses qu’il avance. Ce ne sont peut-être pas celles auxquelles on aurait pensé, c’est en tout cas pas du tout celles de Schaeffer dont on a parlé auparavant, il ne nous dit pas, c’est par compensation, etc., Nietzsche va chercher les racines du côté psychologique. Il y a toujours l’idée chez lui qu’il y a la passion derrière. Chez les hommes il y a de la passion. C’est souvent mesquin, c’est souvent petit, et les hommes n’aiment pas quand cela dépasse, quand il y a un peu de hauteur, ils aiment la médiocrité. Alors c’est toutes les thèses du surhomme. Le troupeau de mouton, c’est celui qui a peur de l’intelligence, c’est celui qui a peur de la différence, c’est celui qui a peur du grand homme, donc il y a de la mesquinerie. Il tente de montrer au fond que derrière les choses, il y a toujours du passionnel. On l’a vu tout à l’heure, Marx montrait que derrière les choses il y a toujours de l’économique. ) « d’où vient donc cette croyance ( le terme de croyance : la croyance c’est ce qui est déjà de l’ordre de l’irrationnel. Il a tout dit là. Pour lui, cela n’a aucune valeur. LA croyance est dans le domaine de l’irrationnel. On adhère, c’est une adhésion, qui ne donne pas ses raisons. Et Nietzsche dit d’emblée ce n’est pas une théorie, on ne dit pas c’est une théorie du génie, il dit la croyance. Il dit que c’est une adhésion non formulée, non raisonnée, non expliquée. ) Qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? (On voit qu’il y a une triade. Il faudrait voir en allemand, mais on suppose que derrière artiste, il y a plutôt poète, il est manifeste que les arts du langage sont privilégiés. Les techniques du langage sont privilégiées : Philosophe, orateur, artiste, c’est vrai que chez les romantiques, il y a une hiérarchie parmi les artistes, on la trouve déjà chez Hegel, on le trouve encore plus affirmé chez les romantiques qui vont précéder, celui qui est toujours au sommet, c’est le poète. Celui qui a le plus de liberté dans l’imagination, c’est le poète. Il y a cette idée qui va être glosée par les romantiques allemands. Celui qui est par excellence génial, c’est le poète, précisément parce qu’il a moins de rapport à la matérialité, parce qu’il est plus libre dans son invention.) qu’eux seuls ont une « intuition » ? ( Intuition : une connaissance directe des choses, qui ne passe pas par la médiation du langage, qui ne passe pas par le détour du raisonnement. Avoir une intuition, c’est comprendre immédiatement les choses, les saisir, ans qu’il y est besoin d’explications. Ce terme là, c’est un terme qui est surtout employé par Schopenhauer, l’intuition, l’idée que l’artiste a une vision directe des choses, qui ne passe pas forcément par les formulations, par les argumentations, s’apparente à une sorte de vision qui pourrait être par exemple celle d’un mystique, qui voit directement en Dieu.) (mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l’ « être » !). » (voilà toute l’ironie cela aussi c’est du Schopenhauer, voir directement dans l’être, avoirs cette saisie non rationalisée de la vérité des choses. L’artiste accède là où les autres ne peuvent pas accéder.)
On passe à l’explication : « les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréable et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. » (Voilà les arguments psychologiques qui arrivent, tout s’explique par de l’envie, et tout s’explique par une absence de rivalité. On comprend qu’il y a des motivations qui se disent pas, là derrière, et qui sont des motivations rien moins que passionnelles, rester bien tranquille, ne pas être mis en compétition, et ne pas avoir à éprouver d’envie. ) « Nommer quelqu’un « divin », c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». (Là il est en train de nous dire : celui qui dit qui est génie, c’est en fait une manière de sortir de toute situation où l’on pourrait se sentir inférieur. Où l’on pourrait être rappelé à sa petitesse. D’une certaine manière, dire il y a des gens très haut, mais inaccessibles, ils ne sont pas humains, et bien c’est les sortir du champ d’une comparaison possible. Si l’on dit c’est un homme très intelligent, c’est un homme très talentueux, là on peut encore comparer. Si l’on dit-il est divin, là on n’arrête la comparaison. On n’a plus a ses soucier d’une comparaison qui pourrait être désavantageuse. En fait Nietzsche est en train de nous dire : les hommes ont eu intérêt à diviniser les artistes, les autres hommes, non pas pour les louer, mais en réalité, pour n’avoir aucun terrain de comparaison avec eux. Cela est assez fort comme argument. On aurait tendance à penser les choses à l’envers : les hommes ont divinisé d’autres hommes par admiration, il est en train de nous dire, les hommes ont divinisé les hommes par mépris pour eux, par peur. Ils ont peur d’être confronté à leur petitesse, alors ils disent que cela ne les concerne plus, puisque ce sont des dieux. C’est un autre registre, cela n’a plus rien d’humain.
« En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. » (là c’est peut-être un argument moins violent, qui consiste à dire : nous n’aimons pas l’effort, nous n’aimons pas la représentation de l’effort. D’une certaine manière, cela nous est agréable de penser que le génie, il reçoit une sorte d’inspiration directe, qu’il n’a pas d’efforts à faire, parce que nous sommes presque comme des enfants, quand nous voyons l’envers du décor, on est déçu. Là, c’est plus le côté enfantin qui est mis en évidence. On n’aime pas voir comment c’est fabriqué, on aime les spectacles magiques, dans le cadre de l’activité artistique, qu’est-ce que l’on aime : on aime les beaux résultats, on ne veut pas voir la transpiration derrière. La lutte du peintre avec la matière, avec la couleur, avec ses tourments, tout cela, cela ne nous intéresse pas, ce que l’on veut c’est la chose achevée.) « l’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement comme une perfection actuelle. » (alors attention à perfection actuelle, n’est pas pris au sens actuel, temporel, actuel est pris au sens philosophique au sens d’Aristote : perfection actuelle en opposition à ce qui est en devenir. (La chose en acte et la chose en puissance). Ce qui est en acte, ce qui est pleinement développé, par opposition à ce qui est en puissance, ce qui est en devenir. Il y a là quelque chose pour bien comprendre les racines, qui tout à coup touche à une argumentation beaucoup plus métaphysique. Dans la métaphysique occidentale, il y a toujours eu le privilège de l’être. L’être stable, l’être immuable, l’être éternel, contre le devenir. Toute la philosophie grecque de Socrate est bâtie là-dessus. Le monde sensible : le monde du devenir, le monde qui évolue, le monde qui ne cesse de bouger, n’est pas toute la réalité, il y a un modèle, il y a derrière cela l’être véritable, immuable, l’éternel, l’intelligible. Donc Nietzsche retrouve là les mêmes thèmes, à savoir qu’il y aurait dans la philosophie occidentale un mépris du devenir, qui est pourtant la loi des choses, qui nous a conduit vers un privilège de l’être. Nous aimons ce qui est fini, nous aimons ce qui est achevé, nous aimons ce qui est stable, d’ailleurs remémorons-nous les définitions les plus traditionnelles de la beauté, celle qui date de l’antiquité et qui sont réactualisés à la renaissance, ces définitions traditionnelles de la beauté, le privilège de la complétude, de la stabilité, de ce qui est plein, et achevé. Quand les stoïciens disent ce qui est beau, c’est ce qui est absolument complet harmonieux et achevé, quand la renaissance avec Alberti dit la beauté c’est l’achèvement et l’harmonie entre les parties d’un tout bien composé, il y a toujours ce privilège de l’être contre la peur du devenir, parce que le devenir c’est justement le périssable, c’est ce qui est changeant, c’est ce qui est mouvant. Qu’on reconnaisse pleinement le devenir et sa force vitale, et que l’on en finisse avec les questions métaphysiques et le privilège de l’être. On voit que c’est très profond, on n’était dans une argumentation un petit peu superficiel, on est comme les enfants on ne veut pas voir ce qu’il y a derrière, mais on comprend qu’au fond, si on a ainsi un privilège de la chose finie, c’est à cause d’un certain plis métaphysique, qui d’une certaine manière nous conduit à mépriser le devenir, et à toujours privilégier la beauté, la forme finie. On conclut : « Ce sont surtout les artistes de l’expression (les poètes, comme on a dit tout à l’heure) qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. (on retrouve Kant et on retrouve la fameuse opposition Newton contre Homère et Shakespeare.) En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison. » Des enfants qui se sont inventés de belles croyances et de belles illusions, pour ne pas voir la réalité des choses, qui est moins divine que cela, qui est humaine trop humaine.

Schopenhauer : (1788-1860), un disciple de Kant, mais qui va peut-être donné une tournure beaucoup plus théologique et exalté de cette notion de génie, avec l’idée fondamentale chez lui que l’art a une finalité rédemptrice. C’est un moyen pour l’homme de mettre fin à la douleur, il y a un très fort pessimisme chez Schopenhauer, la douleur de l’existence. Sa connaissance des religions orientales. Il y a l’idée que ce monde est fait de souffrances et de douleurs, nous sommes dans l’insatisfaction du désir et la monotonie de l’ennui, et que donc, l’art dans ce contexte là, nous permet de nous arracher littéralement à cette condition humaine, et d’entrer en contact avec le monde des idées, d’entrer en communication avec le monde de l’être par excellence. Il est d’une certaine manière délivré. L’art le plus spirituel, l’art le plus haut, c’est la poésie, le moins matériel. Il y a toute une théorie du génie chez Schopenhauer, qui est un être qui parvient à s’arracher à lui-même et aux conditions habituelles, à développer une sorte de vision intérieure, à se fondre avec l’être, et à donner à travers ses œuvres, retranscrire quelque chose de cette vision, pour que les hommes d’une certaine manière échappent eux-mêmes à la douleur. Donc c’est peut-être de tus les philosophes allemands celui qui est le plus romantique.
Le monde comme volonté et comme représentation, 1818. « Quelle sagesse, quelle fermeté tranquille, quelle sûreté de coup d’œil, quelle entière assurance et quelle égalité de conduite chez l’homme normal bien doué, en comparaison de cet abattement rêveur ou de cette excitation passionnée de l’homme de génie, dont les souffrances intimes sont le germe d’œuvres immortelles ! (On va voir que tout le texte, développe une sorte de diptyque, comparaison, entre l’homme talentueux, l’artiste talentueux, et le génie. Schopenhauer essayait de montrer justement la fracture qui sépare l’un de l’autre. Donc d’un côté, on commence le portrait, on a quelqu’un qui est bien posé, qui est assuré, c’est celui qui est doué, et puis de l’autre côté, on a le génie abattu, mélancolique et passionné, on va revoir tout ces thèmes à la renaissance, parce que l’on a déjà la bi-polarité du génie, celui qui est capable de grandes œuvres, et celui qui peut-être abattu. On parle aujourd’hui de bi-polaire, mais autrefois, on appelait cela plutôt les mélancoliques, celui qui était capable de développer énormément d’activité à un certain moment, et d’inventivité, et puis à d’autres, il restait dans un abattement lymphatique. On voit qu’ici il ne s’agit pas d’argumenter, on voit que l’on est directement dans un développement, une entrée qui tente de se suffire à elle-même) – De plus, le génie est essentiellement solitaire. Il est trop rare pour rencontrer facilement des semblables et trop différent des autres pour se mêler à eux. (Voilà, le thème de notre génie. Déjà, il est irrégulier en humeur, capable d’aller au sommet et de descendre en bas, d’être passionné, et d’être abattu, mais en plus il est forcement à l’écart des autres hommes puisqu’il est évidement différent, qu’il ne peut pas se mêler à la foule.) Le sort le plus heureux qui puisse échoir en partage au génie, c’est d’être dispensé de toutes les occupations pratiques qui ne sont pas son élément, et d’avoir tout loisir pour travailler et produire. (On voit que l’on n’est pas dans une argumentation philosophique, on est dans le pur stéréotype.) La conséquence générale de ce qui précède, c’est que, si le génie procure la félicité à celui qui le possède, à l’heure où, se livrant à lui sans entraves, il peut s’abandonner avec délices à l’inspiration, il n’est nullement propre à lui assurer une existence heureuse, bien au contraire. (Nouveau stéréotype : le génie est forcement malheureux. Il est solitaire, il ne peut pas se mêler aux autres, car il est trop différent, mais en plus il est malheureux. Même si lui connaît par moment des périodes d’extases que ne connaît pas le commun des mortels, quand il est inspiré) Les témoignages fournis par les biographies sont la confirmation de cette vérité. A tous ces inconvénients s’ajoute encore un désaccord extérieur, car le génie, dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il crée même, est d’ordinaire en opposition et en lutte avec son temps. (il n’est pas adapté à son époque, forcement, parce qu’il est tellement en avance sur les autres, qu’il ne peut pas se sentir bien dans son temps. Et là on va commencer le parallèle avec les hommes de talents. )Les simples hommes de talent arrivent toujours au moment voulu ; car, animés par l’esprit de leur époque, appelés par les besoins de leur temps, ils ne sont capables que d’y satisfaire. (il y aurait l’idée que l’homme de talent est bien dans son temps, et l’homme de génie est forcement incompris. L’artiste géniale ne peut pas être compris de son temps, il ne peut être compris qu’avec un temps de retard. Le temps que le public s’habitue aux innovations qu’il leur a proposé. Il y a un décalage. Schopenhauer est déjà en train de dire que l’artiste vraiment génial c’est celui qui est décalé par rapport à son propre temps. Qui étant en avant, ne peut pas être en accord avec son époque. ) Ils interviennent donc dans le développement progressif de leurs contemporains ou dans l’avancement graduel d’une science particulière, et ils trouvent là récompense et approbation. (Tandis que les hommes de talent sont à l’aise, bien dans leur temps, et ils sont bien acceptés par les autres.) Mais la génération suivante ne peut plus goûter leurs œuvres ; celles-ci doivent céder la place à d’autres, qui ne font pas non plus défaut. (l’inconvénient de l’homme de talent, c’est qu’il est bien dans son temps, il est bien reconnu par les autres, mais ce qu’il fait, cela ne durera pas, parce que très rapidement, cela sera dépassé par autre chose.) Le génie, au contraire, traverse son temps, comme la comète croise les orbites des planètes, de sa course excentrique et étrangère à cette marche bien réglée qui se peut embrasser d’un seul coup d’œil. ( on a le monde qui tourne, avec les planètes, et on a la comète qui passe dans le ciel, et on n’arrête pas sa trajectoire qui lui est propre. Il n’a donc pas de modèle, il invente. Il n’y a pas d’antécédents, il est en train d’ouvrir des voies. Il traverse son temps. ) Aussi ne peut-il concourir au développement régulier de la civilisation déjà existante ; mais, semblable à l’imperator romain qui, se vouant à la mort, lançait son javelot dans les rangs ennemis, il jette ses œuvres bien loin en avant sur la route où le temps seul viendra plus tard les rejoindre. (l’artiste maudit n’est pas très loin là, l’artiste se jette dans les rangs ennemis, parce que personne ne le comprend, il est isolé, il est solitaire, il peut juste se lancer dans le rang ennemi) Le talent à la force de créer ce qui dépasse la faculté de production, (KANT) mais non la faculté de perception des autres hommes ( le talent est différent, quantitativement, le talent est au-dessus des autres œuvres. Etre un homme de talent, c’est être un homme exceptionnel. Donc une différence quantitative, mais pas qualitative. Donc il a des capacités inventives, qui peuvent être saisis par les autres.) ; aussi trouve t-il dès le premier moment des gens pour l’apprécier. L’œuvre du génie dépasse au contraire non seulement la faculté de production, mais encore la faculté de perception des autres hommes. (c’est l’idée de l’artiste coupé du grand public. Si l’on est un artiste de génie, on a les capacités inventives, mais en plus dit Schopenhauer, on ne peut pas espérer être compris par un public, parce que cela le dépasse.) ; aussi les autres ne les comprennent-ils pas tout d’abord. (il y a un temps de retard, c’est l’après coup dont parle Duchamp) Le talent, c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher (il est plus doué, il envoi sa flèche au milieu de la cible); le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir (donc lui, il tire sur un truc, même pas la cible, puisque de toute façon c’est en dehors des capacités visuelles): ils n’apprennent donc à le connaître qu’indirectement, c’est-à-dire tard, et ils s’en rapportent alors même à la parole d’autrui. » C’est un texte repris par la modernité, l’artiste qui ne peut pas être reconnu dans son temps, qui ne peut être apprécié qu’avec un effet de retard, parce qu’il aura tellement innové par rapport aux habitudes de perceptions et aux attentes, qu’il sera séparé. Ce thème de l’incompréhension est un thème très 19ème. L’artiste ne peut pas immédiatement trouver son public. Il est donc forcement dans la souffrance, soumis au mépris.

Kandinsky : Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, 1911. Il n’y a pas le mot génie qui apparaît. Mais on retrouve les mêmes images, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque Kandinsky a une formation de culture allemande. Les nobles russes au 19ème siècle n’étaient pas élevés dans la langue russe, on était élevé dans une langue étrangère. Il fallait absolument s’imprégner de la culture occidentale. C’est quelqu’un qui est donc très instruit en philosophie allemande romantique. Et l’on va voir que dans ses propres textes, on retrouve des choses qui viennent de cette philosophie allemande. C’est un texte de plasticien parce qu’il commence par une image.
« Un grand triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aiguë dirigée vers le haut –un assez bon schéma de la vie spirituelle. Plus on descend, plus les sections du triangle sont grandes, larges, spacieuses et hautes. (en haut la pointe, en bas la base)
Tout le triangle avance et monte lentement d’un mouvement à peine sensible et le point atteint « aujourd’hui » par le sommet du triangle sera dépassé « demain » par la section suivante. (là on a tout le thème du progrès, et de l’ascension, progrès spirituel) Ceci veut dire que ce qui n’est aujourd’hui intelligible que pour la pointe extrême, et n’est pour le reste du triangle qu’élucubrations incompréhensibles, sera demain, pour la seconde section, le contenu chargé d’émotion et de signification de sa vie spirituelle. (il y en a qui sont des têtes foreuses, ils explorent, pour les hommes de demain. La vision du progrès et de l’après coup, dans le domaine spirituel, les sections qui sont derrière, les plus larges, elles ne comprendront les choses qu’ensuite.)
Il n’y a parfois à l’extrême pointe du triangle qu’un seul homme. La joie qu’il ressent de sa vision est égale à son infinie tristesse intérieure. (Il est joyeux et il est triste : le mélancolique. L’homme seul à la pointe est bien sûr l’artiste. On a un vocabulaire complètement mystique ici (vision, béatitude )) Et ceux qui sont les plus proches de lui ne le comprennent pas. (il est isolé, il est incompris.) Dans leur désarroi, ils le traitent d’imposteur et de dément. (le thème de l’artiste fou) Ainsi en son temps Beethoven solitaire fut-il en butte à leurs outrages. (la masse ignorante qui ne peut pas accéder à la vision, et qui donc forcement va maudire, va critiquer, l’artiste visionnaire.)
Combien d’années a-t-il fallu pour qu’une section assez importante du triangle parvienne au niveau où il se trouvait jadis seul ? Et malgré tous les monuments –combien sont ils ceux qui l’ont réellement atteint ?
Dans toutes les sections du triangle on peut trouver des artistes. Celui d’entre eux qui est capable de voir par delà les limites de sa section est un prophète pour son entourage et aide au mouvement du chariot récalcitrant. (là on retrouve Platon, c’est le mythe du Phèdre, les chariots dans le ciel, avec les âmes qui sont portées. Dans le Phèdre, Platon revient sur l’origine des âmes, et il imagine donc qu’il y avait autrefois dans un temps immémorial, les dieux et les hommes, les âmes humaines qui sont portées par des chariots tirés par des chevaux. Et donc les âmes tournaient dans le ciel, et elles essayaient d’avoir la contemplation que ce que Platon appelle la plaine de la vérité, la contemplation de la vérité et des idées. Et comme les chevaux n’étaient pas égaux, il y en avait qui étaient récalcitrants, il y en avait qui voulaient aller plus vite, il y en avait qui en avait trois à chaque attelage, et bien les âmes ont commençaient à se battre dans leurs chariots, à perdre leurs plumes, certaines ont vu mal, certaines ont vu très bien, certaines ont été empêchées par les autres, et puis elles ont fini par chuter parce qu’elles ont perdues toutes leur plumes, elles se sont associés à la matière, l’homme est né, et l’inégalité entre les hommes sur le plan spirituel vient de là, il y en a qui ont eu à l’origine une vision meilleure que les autres, et dont ils vont se ressouvenir dans leur vie. C’est tout un mythe assez excentrique, parce qu’il repose sur des histoires pythagoriciennes, qui vient au secours de la fameuse thèse platonicienne de la réminiscence. On se ressouvient dans sa vie du savoir que l’on a eu à l’origine. L’intérêt c’est que Kandinsky retrouve Platon, ce chariot récalcitrant. La voûte céleste pour contempler la vérité. Et puis on voit aussi le terme religieux de prophète. Il y a des artistes partout, il y a des artistes dans tous les niveaux, il y en a quelques-uns uns qui sont à la pointe, ce sont les génies. Le prophète, c’est étymologiquement, celui qui dit à l’avance. Le prophète, c’est dans la bible, puisque la religion juive est une religion de la parole, dans laquelle les prophètes jouent un rôle important, les prophètes sont ceux qui annoncent, ce sont les intermédiaires entre Dieu et les hommes. Ce sont ceux qui sont proches de Dieu et qui parlent pour Dieu.)
Mais qu’il n’ait pas cette vision perçante, ou qu’il en mésuse pour des motifs bas, ou qu’il n’en use pas, et il sera parfaitement compris de ses semblables et sera fêté. Plus la section est grande (et donc plus elle est située bas), plus la foule sera grande de ceux qui comprendront ses paroles. Il est évident que chacune de ces sections attend et espère, consciemment, ou même inconsciemment (et c’est le cas le plus fréquent), le pain spirituel qui lui convient. (là on a une image complètement messianique : c’est l’eucharistie. Donc le génie est devenu prophète, c’est le versant mystique de Kandinsky, et donc il est là pour donner la communion, le pain spirituel.) Ce pain est rendu par les artistes et c’est ce même pain que recherchera demain la section suivante. » Le nouveau christ, c’est l’artiste, c’est lui qui va donner le pain spirituel pour nourrir l’humanité.
Quand on lit cela, on se rend compte du décalage qu’il peut y avoir entre des idéologies, et d’autre part, des réalisations artistiques. Kandinsky n’est au fond qu’un disciple, qui rassemble les idées éparses de stéréotypes issues d’un romantisme édulcoré, 200 ans après, c’est devenue une sorte de vulgate. Ce qui n’a évidemment peut-être rien à voir avec l’innovation formelle qu’il va réaliser dans ces mêmes années 1991, sur le plan pictural. L’interprétation de l’abstraction dans les canons mystiques. Il y a une forme d’autoportrait de l’artiste.

Les racines de tout cela, c’est encore une fois l’antiquité, il y a trois grands moments sur ce thème, il y a les racines antiques, il y a un ressurgissement de cette thématique à la renaissance, et puis il y en a une troisième au 18ème siècle, fin du 17ème début 18ème, dans l’esthétique française, puis cela va essaimer dans l’esthétique romantique allemande. Nous allons prendre chacune de ces étapes. Première occurrence dans l’antiquité, le thème grec, c’est un thème qui fait son apparition au 5ème siècle. D’abord sous la plume de Démocrite, le philosophe atomiste, et puis on en retrouve après des développements avec Platon. Ce thème là s’enracine dans une certaine tradition ancienne, assez populaire en Grèce, qui conduit à voir dans la création poétique la manifestation de quelque chose qui serait surhumain, d’un élément qui viendrait des dieux. Le philosophe qui a le plus développé ces thématiques et chez qui on trouve le plus de renseignement, c’est Platon, même si chez lui ce développement prend une forme assez ambiguë, puisqu’il y a un élément de critique. Dans un dialogue qui s’appelle ION, qui est consacré à la poésie, donc Platon met à distance cette théorie là, néanmoins, ce qui est intéressant, son texte fait ressurgir cette tradition grecque. Que nous rappelle Platon ? Nous savons qu’il y a en Grèce deux formes de folies principales, qu’on appelle mania, il y a la folie pathologique, et il y a la folie dont on va dire qu’elle est positive, parce que révélatrice. Il y a un double versant d’approche de la folie en Grèce. Là ce n’est pas Platon qui l’invente, ce sont des choses qui sont très anciennes, la folie de pathologie, évidemment, on en a une certaine crainte, mais pas d’intérêt particulier, la folie que l’on appelle la folie de révélation, elle prend trois formes principales en Grèce. D’une part, ce que l’on appelle la folie rituelle qui est associée au culte de Dionysos, d’autre part ce que l’on appelle la folie prophétique, c’est toutes les techniques grecques de la divination, (on allait voir la pythie, on allait voir les devins, qui prédisaient des choses, soit en regardant le ciel, soit en écoutant le bruit du vent dans les feuilles de chênes, soit en regardant les entrailles des animaux, il y avait plein de techniques, en tous cas, c’est très important, et c’est une dimension religieuse politique, qu’il ne faut pas négliger, même si aujourd’hui on regarde cela avec une certaine distance, donc la folie prophétique. Et d’autres part, troisième registre, la folie poétique. Donc on a essentiellement ces trois là. La folie rituelle, le culte de Dionysos, la transe dans laquelle on entre pour célébrer le culte de Dionysos, le dieu de la transgression, l’opposé d’Apollon, il y a la folie prophétique et il y a la folie poétique. Dans tous ces cas, on emploi donc le terme de mania, et on parle assez volontiers dans les textes grecs de délire.
Sur la folie poétique, artistique, celle qui nous intéresse, on peut dire une chose, que dans la tradition grecque, on considère toujours que le poète est l’interprète de dieu. Il y a d’ailleurs une figure de style quasi obligée au début de tout poème antique, cela va se conserver chez les latins d’ailleurs, c’est la fameuse invocation aux muses. Ce sont les premiers vers du poème, dans lesquels le poète demande aux muses de l’inspirer convenablement, pur qu’il arrive à avoir une connaissance extraordinaire qui n’est pas donnée à tous les autres hommes. Quelle est cette connaissance extraordinaire qui n’est pas possédée par d’autres hommes ? C’est la connaissance du passé. Alors on comprend ce que cela veut dire évidemment dans une civilisation qui au départ n’est pas une civilisation de l’écrit, c’est une civilisation de l’oral, se rappeler le passé, c’est d’une certaine manière, faire le lien et la possibilité de transmettre tous les savoirs. Alors pour les poètes, il y a cette même idée que il faut que les dieux les aident, à avoir cette connaissance particulière du passé, et à pouvoir la chanter et la dire dans leur propre création. Cela va parfois un petit peu plus loin, chez certains auteurs, avec l’idée que d’une certaine manière, le poète prête simplement sa bouche aux Dieux qui parlent à travers lui. Il y a donc une sorte d’analogie, entre la création poétique et la divination, dans la mesure où le poète devient une sorte d’interprète. Quelques références, c’est Démocrite, -460, un petit peu avant Platon qui lui c’est aux alentours de –420, il dit ceci : tout ce que le poète écrit est possédé et sous l’inspiration des dieux est beau. Il y a cette possession dans la mania, c’est sorte de délire qui doit s’emparer du poète pour qu’il arrive à produire la beauté. Tout ce que le poète écrit en état possédé et sous inspiration divine est beau.
Dans les lois par exemple, Platon dit l’inspiration poétique qui est divine, possédée d’un dieu quand elle chante ses lignes, etc. Le poète est chose divine, c’est une sorte de lieu commun que l’on retrouve y compris chez Platon dans la mesure où il rentre en relation avec les dieux eux-mêmes.
Donc conception positive de cette folie, cette forme de démiurge qui s’empare du poète, puisqu’il est la condition d’accès à un ordre de connaissance, qui est au fond interdit au commun des mortels. Chez es grecs, il y a une partie en l’homme qui lui permet justement d’accéder à cette communication avec le divin, c’est ce que les Grecs appellent le Daimon, le démon. La petite partie divine en l’homme qui lui permet de communiquer avec les dieux.
Le deuxième versant propre à Platon, c’est une certaine ironie par rapport à cela, c’est évidemment à mettre en relation avec sa critique de l’artiste, et qui lui fait dire dans le dialogue Ion que le poète est une chose légère, de manière très moqueuse, pour dire au fond il ne sait pas trop de quoi il parle. Il parle à travers les dieux puisqu’il leur prête sa bouche.
Platon : Ion : c’est le fameux passage sur inspiration et enthousiasme, enthousiamos, c’est un mot grec qui signifie le rapt. Rapter par les dieux. Socrate s’adresse à Ion qui est un poète réputé : « En fait, il y a que cette faculté chez toi, de bien parler d’Homère n’est point un art, (technè : ce n’est pas quelque chose que l’on apprend que l’on transmet : ce n’est pas une technè) c’est ce que je disais tout à l’heure, mais une puissance divine qui te met en branle comme dans le cas de la pierre qui a été appelée « magnétique » par Euripide et qu’on appelle le plus souvent pierre d’Héraclée. Cette pierre en effet ne se borne pas à attirer simplement les anneaux quand ils sont en fer, mais encore elle fait passer dans ces anneaux une puissance qui les rend capables de produire ce même effet que produit la pierre et d’attirer d’autres anneaux ; si bien que parfois il se forme une file, tout à fait longue, d’anneaux suspendus les uns aux autres, alors que c’est de la pierre en question que dépend la puissance qui réside en tous ceux-ci. Or c’est ainsi également que la muse par elle-même, fait qu’en certains hommes est la Divinité, et que, par l’intermédiaire de ces êtres en qui réside un Dieu, est suspendue à elle une file d’autres gens qu’habita alors la divinité ! (On a dieu aimant, magnétisé, qui transmet au poète sa puissance inspiratrice, qui lui même va redire et va attirer les autres poètes. Il y a beaucoup d’ironie là-dedans. ) Ce n’est pas sache le, par un effet de l’art (technè), mais bien parce qu’un Dieu est en eux et qu’il les possède, que tous les poètes épiques, les bons s’entend, composent tous ces beaux poèmes, et pareillement pour les auteurs de chants lyriques, pour les bons. De même que ceux qui sont en proie au délire des Corybantes ne se livrent pas à leurs danses quand ils ont leurs esprits, de même aussi que les auteurs de chants lyriques n’ont pas leurs esprits quand ils composent ces chants magnifiques ; tout au contraire, aussi souvent qu’ils se sont embarqués dans l’harmonie et dans le rythme, alors les saisit le transport bachique, et, possédés, ils ressemblent aux Bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont en état de possession, mais non pas quand elles ont leurs esprits. Et ce que disent ces lyriques, leur âme le réalise à la lettre : voilà bien en effet ce qu’ils nous disent à nous, ces poètes, que, puisant à des sources d’où coule le miel, butinant sur certains jardins et bocages des Muses, ils sont pareils aux abeilles quand ils nous apportent leurs vers, et que, comme elles, ils volent eux aussi. Véridique langage ! Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un Dieu, (daimon) qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui ! Tant que cela au contraire sera sa possession, aucun être humain ne sera capable, ni de créer, ni de vaticiner. » Ce qui est important, l’origine de ce thème, on voit que cela concerne le poète. Il n’est évidemment pas question de peintres ou de sculpteurs, pour les raisons que l’on connaît, ils tiennent une certaine conception de ses activités là. Donc dans l’antiquité, il n’a jamais été question d’autres choses que cette possession du poète qui vraiment est une reprise par les philosophes de thèmes extrêmement populaires, c’est l’inspiration par les muses, par les dieux, dans la mesure où le poète est celui qui met en mot la connaissance que les autres n’ont pas.
A la renaissance, voilà que l’on voit réapparaître cette source. On se posera la question de savoir pourquoi ? Disons que sur quoi s’appuie t’on à ce moment là, et bien on s’appuie évidemment sur Platon, toujours Marcile Ficin, dont on a déjà parlé. A l’origine de cela, Marcile Ficin, c’est celui qui va être le principal traducteur et commentateur des dialogues de Platon en Italie, et puis dans son Académie en Toscane, il va réunir un certain nombre de lettré, à qui il va transmettre sa connaissance de Platon, et du néoplatonisme. Cela va diffuser tout un climat intellectuel, qui n’est pas sans répercussion sur les artistes eux-mêmes. Michel-ange, avec toute sa connaissance. Ce renouveau de Platon en Italie, qui d’ailleurs est lié d’une part à la chute de Constantinople, et au fait que les manuscrits qui étaient conservés à Byzance, vont revenir en occident, et que l’on va donc avoir Platon dans le texte et on va aussi récolter tout les commentaires qui en ont été fait, et que les professeurs de grec de Byzance vont arriver en Italie, et vont tout à coup révéler tout un pan du savoir qui n’était pas connu de manière aussi directe. Donc il y a un renouveau des études platoniciennes en Italie au 15ème siècle, et en particulier Marcile Ficin revient sur ce texte du Phèdre, dont on a parlé tout à l’heure, et il va croiser déjà les deux thèmes, celui de l’inspiration poétique, et celui du mouvement qui s’empare d’après le Phèdre du sujet, lorsqu’il est mis en présence de la beauté, et qu’il se rappelle de la beauté qu’il a contemplé à l’origine. Ajoutons que Platon, ne se contente pas des trois formes de mania dont on a parlé précédemment, il ajoute aussi une quatrième forme de délire, de mania, c’est ce qu’il appelle le délire érotique. Le délire érotique, chez Platon, c’est la transe qui s’empare d’un sujet à la vue de la beauté. Pourquoi sommes nous émus par un beau corps ? Et il découvre que nous sommes émus par une beauté qui peut se réaliser dans un sujet sur le plan physique, parce que c’est pour nous l’occasion de nous ressouvenir de la beauté véritable, de la beauté du monde intelligible, que nous avons pu contempler à l’origine. Platon soutient, ajoute cette idée que lorsqu’il nous ait donné dans la vie qui est la notre, dans le monde sensible, dans notre vie, d’apercevoir un éclat de la beauté, nous sommes possédés littéralement par une sorte de transe, c’est cela le délire érotique, l’idée que l’on poursuit notre aimé partout, que l’on est près à faire mille folies, qu’on va être tellement irrationnel et plonger dans des formes d’abandons, tout cela dit Platon est dû au fait que c’est un ressouvenir de quelque chose que nous avons connus à l’origine, et qui était la contemplation de la beauté pour elle-même et en elle même. Le dialogue du Phèdre a eu énormément d’incidences en Italie au 15ème et 16ème siècle, dans les cercles lettrés en particulier, et que donc Marcile Ficin va croiser à la fois cette vieille traduction du poète inspiré, à cette thématique platonicienne de la fureur érotique, qui s’empare de celui qui est mis en présence de la beauté. Il y a d’autres textes antiques sur lesquels on s’appuie à la renaissance, en particulier une phrase de Sénèque, à ce moment là on est très friand des phrases de l’antiquité que l’on peut trouver à la louange des artistes. Vu que l’on n’a pas beaucoup de textes sur lesquels appuyer la revendication de la libération des activités artistique. Alors chez Sénèque, on trouve cette phrase, « il n’y a jamais de grand esprit, sans un mélange de folie. » Un grand artiste, c’est quelqu’un qui est forcement un peu fou. Sénèque, poète et philosophe latin, d’obédience stoïcienne.
D’une part on a cette tradition qui vient de l’antiquité. Thème de l’artiste inspiré, manie érotique qui pousse à rechercher la beauté, Sénèque qui ajoute son grain de folie, et puis de l’autre côté, ce qui va être assez étonnant à la renaissance, c’est que cela va se croiser avec une autre tradition, celle de la mélancolie. Voilà un autre thème, qui au départ n’a rien à voir avec le premier, mais qui à la renaissance va se retrouver connecté à ces premiers thèmes de l’inspiration, de l’enthousiasme et de la possession.
Ce thème de la mélancolie : d’où vient-il ? il vient de la médecine. En particulier de la fameuse médecine d’Hippocrate, Hippocrate, le grand médecin du 5ème siècle avant J.C., On fait encore le serment d’Hippocrate encore aujourd’hui sur lequel jure nos médecins, Hippocrate, il a développé l’idée d’un certain équilibre du corps humain. Cet équilibre du corps humain est essentiellement fondé pour Hippocrate sur la juste mesure, la réciprocité entre quatre humeurs fondamentales. C’est ce que l’on appelle les humeurs, c’est une sorte de liquide. D’une part le sang, d’autre part la lymphe, le flegme, la bile jaune et la bile noire. Si l’on regarde, c’est un peu magique tout cela. Ce sont les pratiques de médecine. Qu’est-ce que l’on retrouve ? On retrouve le chiffre 4. Et le chiffre 4, c’est un chiffre cosmique, à en croire les pythagoriciens. Les 4 directions, les 4 éléments. Si l’on regarde : le sang, le flegme, la bile jaune, noire : il y a du rouge, du blanc, du jaune du noir. C’est le spectre des couleurs chez les grecs. (il n’y a pas de bleu chez les grecs, ni de vert.) On le voit bien il y a des principes d’organisations du monde, d’ordres cosmiques, qui permettent aisément de repérer un ordre commun entre le microcosme humain et le macrocosme du monde qui l’entoure.
Ces principes de médecine hippocratiques, ils ont été diffusés dans toute l’antiquité, et ils sont repris par un autre médecin qui s’appelle Gallien, au 2ème siècle après J.C.. Et ce Gallien a écrit des ouvrages qui eux ont été diffusés pendant tout le moyen-âge, et c’est par Gallien que les principes de la médecine hippocratique se sont diffusés en occident, et restent valides durant le moyen-âge.
Alors voilà qu’on arrive à la renaissance, avec le manuel de médecine. A la renaissance, ce que l’on ajoute une épaisseur, on va croiser cela avec l’astrologie. S’ajoute une réflexion sur l’influence des planètes, et le rôle de ces planètes sur le tempérament de l’homme. D’abord, cela, Hippocrate l’avait dit lui-même. En fonction de l’équilibre entre les quatre humeurs, il y a parfois un élément dominant, qui détermine notre tempérament. Par exemple on a un petit excès de sang, par rapport au flegme, etc., on est un sanguin. Si l’on a une domination flegmatique, alors on est plutôt assez cool comme on dirait aujourd’hui. La bile jaune l’emporte, on est colérique. La bile noire, on est mélancolique. Mélancolia, cela veut dire, la bile noire. En Grèce, on n’y voit pas bleu, on n’a pas le blues, on a le noir. Et comme on a le noir, on va être mélancolique, on est dans la dépression. Donc si l’on a un excès de bile noire, on est plutôt du côté mélancolique. Cette théorie des tempéraments, va être reliée par un texte qu’on attribue à Aristote, cette théorie des tempéraments va être reliée à une prédisposition intellectuelle et professionnelle. Dans l’antiquité on va dire : les sanguins sont plutôt cela comme profession. Et les flegmatiques se dirigent plutôt vers cela. Ce texte va relié la question de la mélancolie à celle de la prédisposition extraordinaire dans la poésie et les arts. Ce texte des problèmes dit « tous les hommes extraordinaires, qui se distinguent en philosophie, en politique, en poésie, et dans les arts, sont manifestement des mélancoliques. »La liaison est faite. Entre le tempérament mélancolique, et le fait que l’on est un talent extraordinaire, dans certains secteurs, le talent exceptionnel dans les sciences dans les arts et dans la philosophie est le reflet des tempéraments mélancoliques. Tous les gens qui ont un excès de bile noire, se sont des êtres particulièrement doués dans ses travaux là. Et dans ce texte des problèmes, il va décrire de plus près le tempérament du mélancolique. En montrant surtout, et gardons l’essentiel, que c’est un être irrégulier. C’est un tempérament irrégulier, qui peut être porté au sommet de la montagne, ou au bord du gouffre. Le mélancolique est surtout caractérisé par une ambivalence dans son caractère. Il alterne entre des moments d’exaltations importants, et des moments de dépression, voire de paresse et d’abattement. Pour l’antiquité, c’est l’influence des humeurs. Mais dans la bile noire, il y a les racines du ferment d’activité extraordinaire.
Qui va aller chercher ce texte des problèmes attribué sûrement faussement à Aristote. C’est encore une fois Marcile Ficin. Marcile Ficin mettra ce texte au goût du jour. Donc lui il a déjà la traduction platonicienne : le Phèdre, la mania de Platon, etc.. De l’autre côté, Aristote, avec son histoire des mélancolies, qui sont des êtres extraordinaires, fondé sur la médecine hippocratique. Marcile Ficin réuni un peut tout cela et il va marier Platon et Aristote. Donc il va dire le tempérament ambivalent qui est celui des mélancoliques, c’est un don de Dieu, il touche les êtres particulièrement doués dans les arts. Lui ne pense pas non plus au peintre. Cela ne l’intéresse pas beaucoup le peintre. Il s’intéresse surtout aux hommes de lettres. Le mélancolique dont Aristote a dit qu’il était génial, c’est celui qui est possédé par la fureur divine dont a parlé Platon. Etant plus proche des dieux, ils sont les interprètes des dieux. Et donc, leur mélancolie, elle n’est rien d’autre qu’une expression de cette divine fureur de Platon.
Maintenant voyons l’astrologie qui arrive là-dessus, parce que à la renaissance, c’est vraiment un creuset du savoir, l’astrologie est quelque chose en quoi on croit, dans la mesure où cela donne une intelligibilité du monde, et où cela propose un système assez cohérent d’explication des choses. Pourquoi ? parce qu’avec l’astrologie, à la renaissance des gens sont persuadés que cela marche. Ce sont des formes de déterminismes assez aisés. C’est une manière d’expliquer beaucoup d’inexplicable, en inventant des ordres de raison et des ordres de détermination. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’astrologie, c’est un peu la clé du savoir à la renaissance. Donc énormément d’auteurs, parmi lesquels les plus grands philosophes, comme par exemple Marcile Ficin, sont passionnés d’astrologie, ils passent énormément de temps à faire des calculs sur le cour des planètes, et à essayer d’en tirer certains éléments de connaissances. Recrudescence de l’intérêt pour l’astrologie. Il y a l’antiquité aussi qui recouvre tout cela. Parce que justement, c’est une manière de donner cohérence et intelligibilité au monde. Alors on va essayer de raccrocher notre astrologie à notre thème de la mélancolie, de l’humeur noire, et de l’inspiration divine. Qu’est-ce que l’on va dire ? On va dire que c’est ceux qui sont nés sous le signe de saturne, sous la prédominance de la planète de saturne qui sont des mélancoliques. C’est-à-dire on ajoute un ordre de détermination de plus, et on va dire en fonction de la planète et du signe sous lequel on est né, et bien, on va aller dans tel ou tel tempérament. Alors si l’on est naît sous le signe du Jupiter, et bien on sera plutôt sanguin, si l’on est né sous le signe de Mars, on sera colérique, avec un excès de la bile jaune, etc., et pour les mélancoliques, c’est Saturne. Pourquoi ? parce que c’est Saturne qui est la planète la plus éloignée à l’époque, considérée comme la plus éloignée, et donc la planète la plus froide, il y a donc tout un tas d’interprétations qui passent à travers cela. Alors, il y a deux façons d’être né sous le signe de Saturne, et ceux qui sont né sous le signe de Saturne, et qui sont malades, ceux là sont complètement hébétés, paresseux, on ne pourra rien en faire. Et puis il y a ceux qui sont nés sous le signe de Saturne et qui vont se montrer capables de réussites tout à fait exceptionnelles. Alors au départ, au moyen-âge, on disait que les artistes étaient né sous le signe de Mercure, d’Hermès. Pourquoi ? Parce qu’Hermès, c’est le Dieu ingénieux, c’est celui qui sert d’intermédiaire entre les dieux et les hommes, qui trouve toujours les solutions, il est voleur, il est rusé. Alors on disait les artistes sont nés sous le signes de Mercure au moyen-âge, parce qu’ils sont ingénieux. A la renaissance, il va y avoir ce glissement, voilà que les artistes changent d’influence planétaire, dans le domaine de l’astrologie, et ils deviennent les enfants de Saturne. Ils ne sont plus les enfants de Mercure, ils deviennent les enfants de Saturne. Parce qu’il faut montrer que l’artiste homme exceptionnel, doué d’un génie exceptionnel, comme on commence à le dire à la renaissance, en utilisant là le mot latin, génius, qui est plus ou moins la traduction du daimon grec. Genius en latin veut dire ce qui est en vous à la naissance. Ce qui est en vous inné, ce qui est en vous à la naissance. Et bien on va commencer à dire que l’homme exceptionnel, c’est-à-dire, l’homme qui a une relation avec les dieux, qui est inspiré, parce qu’il a du Genius, il a du génie, du daimon, qui lui permet d’entrer en relation avec les dieux, et d’avoir une connaissance particulière ; cet homme là, il est né sous le signe de Saturne, et il est lui-même mélancolique. On voit comment ces ordres de détermination s’entremêlent les uns aux autres, pour arriver à produire des théories assez originales du génie, qui certes à des racines dans l’antiquité, mais qui en est aussi très éloigné par d’autres aspects. On relance cette théorie antique de l’antiquité, et on la nourrie de ce fond de médecine hippocratique, et de tout ce savoir astrologique.
Ce thème est extrêmement à la mode au 16ème siècle il y a une pléthore d’ouvrages et de descriptions des artistes en ces termes. On est trouve pas mal chez Vasari, ils sont nombreux à être excentriques, mélancoliques, suicidaires, la figure principale est évidemment Michel Ange, qui avait lui-même reconnu qu’il y avait en lui une sorte de folie, mais il y a bien d’autres artistes. Donc une littérature impressionnante en particulier dans le domaine de la biographie, et puis cela devient une sorte de lieu commun, qui est l’objet d’un certain nombres de figurations. Par exemple, des gravures qui représente le mélancolique. Gravure de Jacob de Gand, 1569-1629, la mélancolie, « une des quatre gravures allégoriques représentant les Tempéraments et leurs éléments. L’élément correspondant à la mélancolie est la terre : dans cette image, un homme mélancolique est assis, plongé dans ses méditations, sur un globe terrestre, sous un sombre ciel nocturne. Le distique latin, œuvre d’Ugo Grotius déclare : la bile noire, la plus terrible maladie de l’âme et de l’esprit, opprime souvent les forces du talent et du génie. » On a même dans le domaine iconographique une posture qui est celle du mélancolique, il a le visage dans la main, le regard replié, il est dans une position de replis, il a des instruments et il médite. Albrecht Dürer, sa fameuse melencolia, puisque Dürer était réputé pour être mélancolique. Nombreux textes littéraires, nombreuses figurations. Lisons quelques extraits des enfants de saturne de Wittcower, P131 « 1585 Alberti, qui devient plus tard secrétaire de l’Académie des St Lucs à Rome (donc l’Académie de dessin) codifia le droit des artistes à faire parti de la tribu mélancolique. ( C’est un total retournement ) Au mépris que Platon manifestait à l’égard de l’imitation pure et simple de la nature, en expliquant que les peintres deviennent mélancoliques. Ils doivent retenir les visions fixées dans leur esprit, pour pouvoir ensuite les exprimer comme il les avait vus, en réalité. Il ne doit pas faire cela une fois seulement, c’est là leur tâche. Il y a qu’ils entretiennent leur esprit, ils sont dans une telle abstraction si éloigné de la matière que la mélancolie leur rend bien, cette mélancolie qui selon Aristote, signifie talent et prudence, puisque comme on le dit encore, presque tout les hommes de talent et prudence étaient mélancoliques. » Donc on voit que l’on va rechercher Aristote. C’est toujours une thématique que l’on a vu précédemment, on insiste une fois de plus sur le fait que le peintre est un intellectuel. Il est tellement obsédé par les choses de l’esprit, que cela finit par lui monter au cerveau. Donc il en ait affecté il devient mélancolique, et le texte dit très bien, « ils entretiennent leurs esprits dans une telle abstraction si éloigné de la matière… » c’est une fois encore la volonté de revaloriser l’activité picturale, on comprend qu’elle n’a rien à faire avec la matière, et qu’elle est purement intellectuelle, mais elle l’ait tellement, il faut tellement de concentration d’esprit qu’on en devient mélancolique.
Un autre texte, alors cela est un texte assez fameux, le traité de la mélancolie du 16ème d’un anglais qui s’appelait Bright, fin du 16ème siècle, donc il a écrit un traité qui n’est pas simplement dirigé vers le public des artistes, qui a été un best-seller de son temps. Ce traité de la mélancolie a été traduit dans toutes les langues. Le traité de la mélancolie : Le portrait du mélancolique : « froid et sec, (comme la planète) de couleur noire et sombre, sa peau tend à être coriace. Il est maigre et décharné. Sa mémoire est raisonnablement bonne si des fantaisies ne la dérangent pas. Il est acerbe dans ses opinions. On l’en fait difficilement changé une fois qu’elles sont arrêtées. D’abord plein de doute, il est long à prendre des décisions. Soupçonneux, travaillant dur et circonspect. Sujet à des rêves effrayants et même terribles. Triste, plein de craintes dans ses affections, se mettant difficilement en colère, mais long à se calmer, et difficile à réconcilier. Envieux et jaloux, enclin à prendre les choses toujours du mauvais côté, et passionné hors de toutes mesures. De ces deux dispositions d’esprit et de cœur naissent la solitude, le goût à se plaindre, à pleurer, artiste qui gémit, les soupirs, les sanglots, les lamentations qui ne cessent de battre tournés vers le sol, les rougeurs et les pâleurs, il marche lentement, il est silencieux, négligé, refusant la lumière, et la compagnie des hommes, ce complet bien davantage dans la solitude et l’obscurité. » En terme de la mélancolie à la renaissance, il n’y a pas de frontières. C’est les Français, les Anglais, l’Italie, les Allemands, Dürer, l’Europe entière devient mélancolique. A la renaissance, le mélancolique par excellence, c’est l’artiste génial.
Mais cela n’est pas l’unique visage de l’artiste, on peut tout à fait opposer à cette figure du mélancolique, c’est ce qui est d’ailleurs fait dans le texte de Vasari, en face de Michel-Ange, il y a la figure de Raphaël. Et d’un côté, il y a le mélancolique en proie à des humeurs sombres, à des pulsions solitaires, et à son goût du repli, et de l’autre côté, on a Raphaël, qui justement, c’est important de lire ces deux portraits de Vasari, car on tient au fond les deux idéaux du 16ème siècle, de l’autre côté, on a le génie équilibré. Celui de la grâce, celui de la rationalité, ça, c’est Raphaël. C’est un peu toujours là polarisé Dionysos Apollon, demandons-nous si cela ne structure pas un imaginaire en occident. En tout cas, c’est Raphaël contre Michel-Ange, il ne faut pas croire donc, qu’à la renaissance, il n’y est de place que pour le génie. C’est plus complexe, c’est plus contrasté, et il y a d’autres visions de l’artiste de grand talent, qui ne passe pas forcement par ce portrait mélancolique et sombre.
Au 17ème, on a oublié. C’est passé de mode complètement, et on a lu le portrait de Poussin, et les portraits du 17ème en général, ils insistent plutôt sur la rationalité des artistes et du peintre, son caractère équilibré, le peintre idéal, célèbre, proche des grands, l’ambassadeur, celui qui a du rayonnement, Poussin, le peintre philosophe, très mesuré, raisonnable dans sa vie, raisonnable dans ses passions, raisonnable, bon ami, parcimonieux, grand peintre, méditation. Donc au fond, l’idéal du 17ème, c’est plutôt l’idéal de ce que l’on appelle au 17ème l’honnête homme. Homme de conversation, et homme équilibré, alors qu’au 16ème on est attiré par autre chose.
Le tout c’est de se demander pourquoi ce ressurgissement du thème du génie, et pourquoi ce succès à ce moment là. Il y a d’abord une première réponse qui est assez aisé, qui rejoins les choses que l’on a vu la semaine dernière, à savoir que c’est une manière encore une fois d’héroiser l’artiste. Même si l’on a l’impression que cela se fait de manière assez ambiguë, parce que l’on a vu dans le portrait qu’il n’y a pas que des choses très positives, c’est une autre façon d’héroiser l’artiste, donc là ce n’est plus l’artiste en créateur, mais c’est l’artiste en génie, une autre manière de le rapprocher quand même des Dieux, et d’en faire un être exceptionnel, supérieur au commun des mortels. Donc bien évidemment, c’est derrière tout cela qu’il y a cette tentative d’heroisation de l’artiste, et d’ennoblissement des arts longtemps considérés comme inférieurs. C’est justement pour cela que ce thème du génie a eu un succès fou dans tous les livres qui parlent de la peinture. A la renaissance, le génie c’est un peintre, ce n’est pas un poète. Ce n’est pas la même chose à l’époque romantique. On a vu qu’au départ, c’était le poète, mais progressivement le peintre va prendre ce portrait du mélancolique. Donc, c’est Dürer, c’est Michel-ange, c’est Hugo Van der Goes, etc.. Une deuxième explication consiste à rattacher certains textes à des thèmes un petit peu plus large, la vision du sujet à la renaissance, qui est comme le rappelle Panofsky, un sujet très ambivalent, un sujet très contrasté. Qui à la fois, un sujet qui affirme sa liberté, c’est toute la face que l’on pourrait dire lumineuse de l’homme de la renaissance, à travers les textes humanistes, de la dignité de l’homme, on a parlé de Pic de la Mirandole, de l’homme qui affirme qu’il peut comprendre le monde, qu’il est un inventeur, qui devient maître et possesseur de ce monde. Il est placé par Dieu dans une position privilégiée. Mais à la renaissance, il y a aussi surtout à partir du 16ème siècle, l’apparition d’un aspect plus contrasté, moins lumineux, en forme de contradiction, c’est-à-dire que cette affirmation de soi, elle peut aller aussi jusqu’à des formes de mises en doute. Il y a ce sentiment qui se reflète dans énormément de textes poétiques, et de textes philosophiques du 16ème siècle, à la fois d’une extraordinaire confiance en lui de l’homme, et en même temps d’un grand doute. C’est un petit peu Pic de la Mirandole et Savonarole. Ces deux aspects, c’est-à-dire, d’un côté on se sent au centre du monde, et en possession des choses, et de l’autre, on a perdu justement les hiérarchies médiévales, on a perdu certaines idées de l’équilibre du monde, et c’est ce qui nous donnera après chez Pascal, « le monde, sa circonférence est partout et le centre est nulle part. » cette sorte de mélancolie de l’homme, qui a perdu l’idée d’une fixité du monde, qui a perdu d’être lui-même placé avec la terre au centre des choses, et qui découvre l’infinité de l’univers, et en même temps, sa propre faiblesse. Donc il faut bien voir qu’il y a cette dialectique, qui est très perceptible dans les réflexions sur le sujet, et qui il y a autant un homme héroïque qu’un homme tragique à la renaissance, surtout au 16ème siècle, tout se développement de la figure de la mélancolie que l’on pourra trouver par exemple chez Dürer.
Alors que c’est vrai que le thème du mélancolique et du génie, tel qu’il était thématisé grâce à la médecine hippocratique, était une bonne illustration de cette ambivalence. C’était très souvent ressenti, exposé, et théorisé. Puisque précisément le mélancolique est l’artiste génial, celui qui est capable de prouesses, celui qui est capable de tomber dans le désespoir le plus profond. Donc d’un côté on a une exaltation des capacités intellectuelles de l’homme, c’est notre versant du créateur, on l’a déjà vu, de l’autre côté on a aussi, cette crainte manifeste, ce sentiment d’avoir perdu l’organisation des choses, et le centre des choses. Donc une version optimiste, une version pessimiste, qui habite la renaissance avec une forme de tension. Mais cela, c’est nous l’avons dit particulièrement dans le 16ème, mais c’est déjà vrai par exemple chez quelqu’un comme Pétrarque. Qui est tout à fait dans ses œuvres partagées entre une exaltation extraordinaire du pouvoir de l’homme, et d’autre part des formes de mélancolies. Le thème du génie, c’est une explication, il est particulièrement apte à rendre compte de cette figure très contrastée du sujet des temps modernes, de la renaissance. En dehors de cette volonté d’héroïsation de la personne de l’artiste, et de revalorisation, et cela explique aussi le succès de cette thématique.

Ce qui se passe au 18ème, troisième moment, cela commence au début du 18ème. 17ème on l’a vu, sans intérêt, on n’en parle plus du tout, la mélancolie n’est plus là, cela n’intéresse plus personne, et voilà qu’au début du 18ème siècle, il y a des théoriciens français qui vont aller rechercher ce thème. Alors ce passe dans la littérature artistique française, c’est l’abbé Dubos, l’Abbé Bateux, et puis c’est Diderot, tout ces gens là se resservent de ce thème très antique, et vont le remettre au goût du jour, pour exposer certains éléments sur la création artistique. C’est par rapport à cela qu’il faut se dire que Kant ne fait jamais que reprendre des idées. Beaucoup de chose d’ailleurs dans la critique du jugement, c’est Kant qui entreprend des thématiques qui ont étés développées avant lui dans la philosophie anglaise et dans la philosophie française. Il les reprend, il les théorise, et il leur donne un socle philosophique, qu’ils n’avaient pas exactement. Donc ce qui se passe chez Kant, c’est plutôt un point terminal qu’un point de départ. Les choses donc commencent avec l’abbé Dubos 1719, dans ces quelques phrases, on voit ce terme de génie qui commence à revenir, réflexion critique sur la poésie et la peinture, « on appelle génie, l’aptitude qu’un homme a reçu de la nature, pour faire bien et facilement certaines choses que les autres ne sauraient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine. » C’est une première occurrence. Ce qui intéresse l’abbé Batteux, comme tous les gens du 18ème, c’est pourquoi il y en a qui sont plus doués que d’autres. Il va trouver une autre série d’explications, qui ne va plus du tout passer par les astres, nous ne sommes plus à la renaissance, on est au 18ème siècle, on est dans une époque relativiste, on va chercher cela du côté des climats : suivant que l’on soit né au sud au nord, on aura plus de chance d’être génial, il y a aussi l’éducation, ce sont tout les thèmes de l’éducation du 18ème siècle, se transformer par l’éducation, l’enfant sauvage, etc.. E tous cas, influence du climat, de l’éducation, du milieu, ce sont ces thématiques là qui sont prises comme explications, mais ce qui est intéressant de retrouver chez Kant, c’est l’idée que l’on a reçu cela de la nature. L’abbé Bateux, 1747, lui il va dire, c’est aussi un thème que l’on retrouvera chez Kant, le génie c’est celui qui a un pouvoir d’imagination que les autres n’ont pas. Donc on retrouvera cela plus tard, il est quelqu’un qui est capable de mettre en rapport des choses, sous des modalités que les autres n’auraient jamais osés. C’est-à-dire, il a une grande fécondité dans l’imagination. Insistons cependant très fortement sur le fait qu’au 18ème, il n’y a absolument pas de sacralisation du génie. On ne voit pas du tout poindre les accents théologiques qu’on verra chez les romantiques allemands du 18ème, c’est juste là encore, il est un peu plus doué, et on essaye d’expliquer pourquoi il y a des gens qui sont artistes, pourquoi il y a des gens qui arrivent à créer, et ce n’est pas simplement une affaire d’apprentissage. Il y a le quelque chose en plus, comme on le disait au 18ème, il y a le je ne sais quoi, on essaye d’expliquer cela, et on va plutôt le chercher du côté du climat, de l’éducation ou du rôle de l’imagination.
Troisième élément, théorisation importante sur le génie c’est Diderot, dans l’encyclopédie, il écrit un article complètement consacré au génie. Ce qui est important, c’est que Diderot est le premier a aller rattacher ce thème du génie qui a ressurgi chez les autres, à la notion d’enthousiasme. Le délire sacré, l’interprète des dieux, la transe, cela revient sur la scène, qui va aller rechercher dans l’antiquité. Chez Diderot, c’est assez laïque. « L’homme du génie celui dont l’âme est plus étendue et frappée par les sensations de tous les êtres, intéressé à tout ce qui est dans la nature (…) c’est encore l’idée qu’il y a toute la philosophie sensualiste derrière, il y a plus de réception, plus de finesse, plus de pouvoir de l’imagination, et une maîtrise plus aisée des échanges et des connexions. La phrase qui suit de Diderot annonce le romantisme : dans l’article le génie : « Génie : les lois et les règles du goût, donneraient des entraves au génie, il les brise pour voler au sublime, au pathétique, au grand. » Cette réception est importante, parce que l’on comprend très bien ce qu’il y a derrière cette résurgence du thème du génie au 18ème siècle, dessiner un terrain culturel complètement différent de celui de la renaissance. Qu’est-ce qui est en jeu ici, c’est la promotion d’un cadre de pensée anti-classique dans le domaine des arts. C’est ce qui va donner naissance à toute la théorie du sublime, contre la théorie du beau, et le génie, cet être qui, on l’a vu chez Dubos qui est un peu plus doué, et qui chez Diderot devient celui qui ose enfreindre les règles, être complètement libre, et atteindre des sommets que les autres n’attendraient pas, le génie devient justement l’image même qu’on essaye de promouvoir dans une autre position anti-classique, qui rejette le dogme de l’imitation, et qui va plutôt mettre en évidence les pouvoirs de l’imagination, et donc la liberté de l’artiste. Donc il y a ce thème de la sensibilité, mais il y a surtout la mise en place d’un autre cadre dans le domaine de la théorie artistique, qui entend en finir avec tout ce qui a dominé le 17ème siècle, l’idée qu’il y a des règles, l’idée qu’il y a des normes, il y a des règles de composition, il y a des normes du goût, et tout ce qui a fait l’essentiel de l’apprentissage académique. On le sait, dans l’histoire de la pensée, tout est un mouvement de balancier. Et donc, le 17ème a été une époque qui n’a cessé d’essayer de formater, réglementer, normaliser. Le 18ème siècle, va au contraire tenter de faire éclater tout ce qui est vécu comme un carcan, et de promouvoir la liberté de l’imaginaire, à travers donc non seulement cette théorie du génie, mais aussi la catégorie du sublime, qui s’ajoute à la catégorie du beau, et qui désigne un autre type d’expérience sensible face à l’œuvre d’art.
Donc cela repasse par les Français. Ce n’est pas neutre que cela repasse par les Français. Parce que c’est en France que le classicisme a été le plus fort, avec tout ce poids de l’Académie de peinture et de sculpture, toute la diffusion des ouvrages dans le domaine artistique, qui ont essayé de réglementer non seulement le théâtre, mais aussi la peinture et la poésie, donc c’est normal que la réaction parte de là, en France, mais après cela va se diffuser en Angleterre, Allemagne, et puis cela va devenir un goût du temps, l’élan révolutionnaire, d’une conception du sujet à travers la promotion du génie, qui fini par aboutir par les textes que l’on a lu tout à l’heure, et dont l’on voit les ultimes prolongements jusque dans les mouvements d’avant-gardes du 20ème siècle.

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